Roger‑Edgar Gillet

1924 ‑ 2004

sélection d'articles Thérèse Gillet

textes

La lutte de Jacob et de l’ange. Avec le temps, la peinture de Roger-Edgar Gillet est devenue évidente. Prémonitoires, ses visions secrètes dispensent la Vérité. D’un « Art autre » est né son langage, auquel Cobra et l’abstraction lyrique ont apporté leur vocabulaire. Le sien plonge dans une humanité déchue, dans l’attente du salut. Chez le peintre dont les débuts se confondent avec le monde encore vacillant d’après guerre, l’art commence là où s’arrête le savoir faire. Sa formation à l’Ecole Boulle lui fait maîtriser toutes les techniques, mais la peinture se vit sur un autre territoire. De Rembrandt à Goya, il détecte le « peint traditionnel ». La matière picturale, chair de la peinture promise à de futures métamorphoses, se confond avec le limon de la Genèse. Dans l’effervescence qui caractérise l’après-guerre à Paris, il n’échappe pas à l’informel. Ses compositions mythiques des années cinquante sont vite rattrapées par des nus larvés, et son imaginaire fait éclore des formes arrachées au séjour des limbes. Des signes aux turbulences géologiques naît une figuration en filigrane, indissociable de la condition humaine dans son absolu devenir. Le peintre prend conscience d’un combat qui l’engage tout entier dans la peinture devenue un champ d’investigation offert à la double polarité d’une lisibilité allusive. Bientôt le monde intérieur s’ouvrira sur un expressionnisme incontrôlé, très personnel, dans lequel le geste est investi d’une force initiatique à l’écoute d’un univers face auquel l’art abstrait perd toute sa crédibilité. Le geste réaffirmé de Gillet scelle un rituel mystérieux entre la forme et l’émotion, entre l’homme, le peintre et son destin. Ce qu’il sait avec certitude, c’est le poids charnel, les sonorités puissantes et sourdes, contenus dans la pâte écrasée dans la couleur sous l’assaut du couteau, des pinceaux qui la jugulent avec fougue et justesse jusqu’à une émergence incarnée. Un étrange théâtre humain prend place. Bigotes et juges, procureur, gens d’église et magistrats épinglés au pilori du ridicule, dame au chapeau et chochotte, philosophe, guerrier, anges déchus ou rachetés, toute une galerie de portraits s’énumèrent. Isolés, en conversation, ils émergent de conflits internes, tant picturaux que mémoriels. De balbutiantes, les germinations matiéristes à la fois médiumniques et prophétiques ont progressé vers un autre réel. La matière se gonfle, se tord, malaxée dans des camaïeux assourdis d’ocres, de terres, de vert et de bleu pour s’éveiller à des éclats lumineux et transgresser la beauté picturale. Le visible s’est extrait du magma primitif. Ces personnages fantasmagoriques – grotesques nés simultanément de son regard lucide sur l’homme et d’un moment fugace de son imagination – aux déformations outrancières accentuées par des éclairages violents à l’unisson des passions humaines, accouchent des fonds sans limites. Un univers goyesque – clin d’œil au maître avec le Perroquet de Goya pétri dans des roses et des noirs sublimes – dont il décrypte les tensions cachées. Des brises lames pétrifiées à la frénésie des tempêtes, la nature répond aux sentiments les plus convulsifs. Avec la série des Apôtres, la forme trop longtemps enfouie dans sa mémoire, enfin domptée, se livre dans une pulsion libérée qu’il ne cherche pas à ligaturer. Visage, atrophié, muet, au regard fuyant, masque balayé par les ombres et les lumières virginales, la figure de l’apôtre dans sa folie innocente, transcende la quête profonde de l’homme. Ils sont sortis de La Marche des oubliés, de ce bestiaire humain à la beauté impulsive. La peinture de Gillet en sort grandie. Plus vivante que jamais. Hors du temps.

Préface de Lydia Harambourg. Clos des Cimaises 2015

Dès le début des années 1950, Roger-Edgar Gillet se voue à l’art abstrait. Après des études à l’Ecole Boulle, puis aux Arts décoratifs, il se lance en exposant dans des manifestations montées par le grand critique Michel Tapié. Nombre d’autres suivront. Le peintre crée des œuvres aux techniques singulières, où se mêlent divers médias. Sur les cimaises, il expose avec Mathieu, Soulages, Hartung, Bryen, Estève, Poliakoff et quelques autres. La critique le soutient. Bientôt, en 1954, il reçoit le prestigieux Prix Fénéon. Aragon, Fautrier et Jean Paulhan sont dans le Jury. L’année suivante il reçoit le Prix Catherwood, aussi prestigieux, mais américain, ce qui lui permet d’aller séjourner à New York. En 1956, Gillet commence à exposer chez Jean Pollack, galerie Ariel. Ainsi naît une collaboration et une amitié qui dureront indéfectiblement jusqu’à la mort de l’artiste. La même année, Michel Seuphor publie le premier Dictionnaire de la peinture abstraite. Il y écrit, à propos de Gillet : « Une peinture lyrique sachant se maintenir dans une gamme chromatique limitée. Projection tourbillonnaire avec des effets puissants des rouges, des noirs, des blancs dans l’ensemble des ocres ». Le critique définit là précisément, à son insu, ce que sera et restera la palette de Gillet. En effet, si dès le début des années 1960, la figuration apparaît dans son œuvre, sa palette conserve les mêmes tonalités, alors que les formes nouvellement créées suggèrent au spectateur des insectes ou bien des personnages en gestation. Bientôt, la présence de personnages s’affirme puis s’impose. Dès lors, le fantastique occupe une place de choix. On perçoit aussi dans ses oeuvres une certaine causticité. Gillet pourfend, parfois agresse. Mais, sont-ce là des fêtes tragiques, ou bien une dénonciation de la société, mi comique mi grinçante ? Les deux sans doute. Gillet, ami de Pierre Alechinsky, laisse entrevoir, un temps, une forme de communion avec le groupe Cobra, mais aussi quelques affinités avec le flamand Ensor et la peinture imaginaire. Avec le temps, il est impossible d’apparenter Gillet, ici ou là. Il reste seul, indépendant et sans doute fier de l’être. Toute sa peinture, toujours très en matière, s’accorde finalement du maléfique, de la peur qui étreint ses personnages. Visionnaire, il nous montre tout un monde fantasmagorique et grinçant. La finesse de sa technique picturale et l’extrême sensibilité de ses couleurs nimbe d’angoissantes compositions tout à la fois endiablées et tragiques. Patrick-Gilles Persin

Préface de Patrick Gilles Persin Maison des Princes Perouges 2014

« Un grand noir souvent… » L’important c’est l’attaque, l’entrée en matière, surtout pour un peintre. Roger-Edgar Gillet dit que sa première émotion de peinture remonte à des balades de gamin, un peu avant l’âge de raison. Il regardait des ouvriers qui goudronnaient les rues de Paris. Un ouvrier agenouillé écrasait avec une grande spatule le goudron qu’un autre - « un grand noir, souvent » - versait devant lui. « Je me rends compte, dit Gillet à Alexis Pelletier, longtemps après, à l’âge de raison + 67 années, je me rends compte que mon émotion était d’ordre pictural, une émotion pour la matière. » L’émotion est ouvrière aussi, nègre en partie, politique, pour tout dire - on le note en passant, mais on pourrait insister… Au nombre des émotions d’ordre pictural et d’âge enfantin, Gillet ajoute la pâte du boulanger, la colle du colleur d’affiche, la pâte à modeler et le beurre sur la tartine. L’émotion est gourmande, joueuse, militante et artisanale. Politique, oui. Et travailleuse, déjà. On devine que lorsque le temps viendra de faire le métier de peindre Roger-Edgar Gillet ne sera pas regardant sur la quantité, il ne sera pas du genre à plaindre la marchandise, à mégotter, il nourrira abondamment la bête puisque la peinture est une bête très ancienne qui depuis toujours a faim, qui réclame, qui n’est jamais rassasiée. Il a dix fois l’âge de raison, ou presque, et du métier. Roger-Edgar Gillet décide de peindre des marines énervées, des tempêtes. On sait bien comment ça commence avec l’océan, par des bruits de bouche, des mouvements de bras, des épaules, du torse puis de tout le corps liquide, écumant, rageur. On dirait qu’il attend, pour entrer en scène,des roulements de tambour, comme au cirque, comme à la Piste aux Étoiles. Roger Lanzac serait le bienvenu. À défaut, Turner, Conrad, Homère ou Victor Hugo diront la geste océane. Alors, il envoie le paquet, il met toute la gomme (pour plus de détail, voyez Turner, Victor Hugo et les autres). À la fin de son numéro, l’océan est comme ces fanfarons qui reviennent en 4x4 d’une battue au sanglier, il compte ses trophées. À Ouessant, tiens, le butin est considérable : L’Atlas, Le Rhio, Le Miranda, L’Olympic Bravery, le Martingus… et des hommes d’équipage par dizaines, des cargaisons de minerai de fer, de charbon, de rhum, de peaux, de blé ou de pétrole. Du Marie Suzanne, seul le chien du capitaine échappe au carnage et regagne l’île à la nage. Gillet, lui, est dans les parages de Saint-Malo, dans le Golfe, sur la Côte d’Émeraude. Je parierais qu’il est au bistrot. Il regarde la tempête, attablé, à l’abri derrière une vitre. Il a son idée, il boit à petites gorgées du vin blanc ou bien cet alcool fort qu’on sert ici et qui a un nom folklorique.

Texte de Michel C.Thomas Septembre 2012

En 1955, Roger‑Edgar Gillet a 31ans. Voilà deux ans que ses peintures sont montrées à Paris par les galeristes de l’avant‑garde ; Paul Facchetti, John Craven et Jeanne Bucher notamment. Gillet expose aussi à Lille ; en Italie, à Londres, à Bruxelles et à New York. L’année précédente, il a gagné le Prix Fénéon. En cette année 1955, il remporte le Prix Catherwood. Il expose alors, pour la première fois, à la Galerie Ariel à Paris. Son jeune directeur, Jean Pollak, installé depuis trois ans, sera le marchand et l’ami de l’artiste jusqu’à sa mort, soit cinquante années durant. Nous étions nés la même année. À sept jours près. Nous fréquentions les mêmes endroits, ceux où l’art était dans l’air. Nous nous croisions chez John Craven, chez Pierre Loeb, chez Colette Allendy. J’y avais vu quelques toiles de Gillet, aussi je me suis lancé. Je lui ai dit que j’avais envie de lui acheter des tableaux. Il avait un atelier Faubourg Saint Honoré, où j’ai pris trois toiles, que j’ai négociées durement, comme tout bon marchand. Des années plus tard, il m’a avoué que ce jour là je lui avais « sauvé la vie », car il n’avait alors « plus un rond ». Notre histoire a commencé comme cela. Qu’est ce qui vous a intéressé, dans cette peinture, en 1955 ? Nous vivions alors la pleine euphorie abstraite. Nous pensions tous que plus jamais la peinture ne serait figurative. Pour preuve : quand un jour de 1958 Gillet m’a apporté un tableau - qui est toujours chez moi - représentant un Saint Thomas, je l’ai engueulé comme du poisson pourri. On devinait un visage, avec une bouche grande ouverte. Devenir figuratif ? Cela semblait, à cette époque, de la pure folie. En fait, Gillet était déjà, alors, entrain d’inventer la vraie Nouvelle Figuration. Celle des années 1960. Gillet a reçu une formation classique. Diplômé de l’École Boulle (1943) et élève de Brianchon à l’École des Arts décoratifs (1944), il a enseigné le dessin à la fameuse Académie Jullian (1946 - 1948). Comment tout cela peut-il mener à l’abstraction ? Gillet a été un vrai et un excellent peintre abstrait. Tellement excellent qu’il lui arrivait de me dire : « j’en ai marre de faire ce que je sais faire ». Cependant, il menait toujours de nouvelles expériences, notamment en imaginant des matières. Mates et mêlées de sable ici, laquées à force d’huile ailleurs… C’était un chercheur. Une formation classique solide est-elle la condition d’une bonne peinture abstraite ? Gillet a même dessiné des médailles. Je ne crois pas à la génération spontanée. Dans la bonne peinture, toujours, on sent la belle culture. Je ne crois pas qu’on puisse faire de la bonne peinture au XXe siècle sans savoir qui est Bruegel, ou Titien. Ce serait grotesque. Gillet et moi avons beaucoup voyagé ensemble, pour visiter des musées, des expositions. Nos préférences évoluaient, au fil des ans. Vermeer et Goya nous ont longtemps tenu en haleine. Un artiste, Piranèse par exemple, pouvait déclencher chez lui un intérêt soudain, qui générait une série de toiles. Jusqu’à épuisement du sujet. Puis, cela pouvait tout aussi bien être un chantier de construction, aux alentours de la ville de Sens où il s’était installé, qui devenait sa source d’inspiration. Il disait que ce chantier lui faisait penser à l’architecture africaine. « Moi je n’ai aucune imagination, moi je n’ai aucune inspiration, moi je n’ai aucun talent »,a pu dire Gillet. D’où viennent, alors, ses toiles ?

Souvenirs. Propos de Jean Pollak recueillis par Françoise Monnin 2010 galerie 53

Dans les années 50, Roger‑Edgar Gillet se situe dans le mouvement de « l’Abstraction Lyrique » et de cet Art que le critique Michel Tapié avait dit « Autre » en 1952. Pourtant en 1958, à la grande surprise de son ami et marchand Jean Pollak, Gillet peint un premier portrait. Découvrant ce tableau qui va vers une certaine figuration, Jean Pollak y voit un personnage à la bouche grande ouverte qui exprime, lui aussi, l’étonnement. D’où un sentiment de stupéfaction que Gillet renforce spontanément en intitulant ce tableau « Saint Thomas ». Entre 1960 et 1962, alors que sa peinture est toujours dans l’abstraction, Gillet poursuit cette recherche avec une série d’encres intitulées « Apôtres », mais c’est en 1963 que son travail bascule vers la recherche de la figure avec son interprétation de la « Cène » et de ses 12 portraits d’apôtres. Puis, pendant 30 ans, malgré l’importance de ce tableau dans l’évolution de sa peinture, Gillet toujours à la recherche du regard, semble oublier les «Apôtres » alors même que les thèmes religieux sont souvent présents dans son œuvre avec par exemple « Les Anges », «Les crucifixions » ou « Les Bigotes ». Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper, Gillet se définissait comme athée. C’est toute l’humanité qui l’intéresse et pour lui les références religieuses font partie de son univers pictural au même titre que les paysages ou les personnages. Il peindra donc aussi «Marilyn», «Le Prétoire», «La Fête chez Pollak» ou «Les Épousailles des Nains ». Il fera même des incursions vers « Les Villes » ou « Les Tempêtes ». Après ces années où il a « tyrannisé le portrait » avec tendresse, causticité et humour, il revient entre 95 et 97 sur une série d’ « Apôtres » (qu’il a aussi parfois appelé Philosophes), comme si à travers ces titres il cherchait une certaine neutralité qui ne perturberait pas notre regard. A ce moment là, il ne veut être ni dans la dérision ni dans un registre religieux ou politique. Ce qu’il aime c’est peindre et peut être revenir aux origines de ses portraits des années 60 et des mots puisque « apostolus » vient d’un mot grec signifiant envoi. Il nous faut alors regarder ces « Autres Apôtres » des années 90 comme un simple geste de plaisir de peintre et peut-être un dernier envoi.

textes de Marion Gillet Guigon «Autres apôtres» 2009

Roger-Edgar Gillet, la peinture dans la tête Il ne peut plus peindre à cause de ses yeux, mais Art Paris vient d'accueillir plusieurs de ses toiles, dont "Le Prétoire". Et la galerie parisienne Guigon lui consacre une exposition. Il vit à Saint‑Suliac (Ille et Vilaine), où ses yeux l'empêchent de peindre. Roger-Edgar Gillet, donc, peint et joue aux échecs de tête. Paris vient d'accueillir deux expositions de ce phénomène généreux, truculent, libre (l'une à Art Paris, du 25 au 29 septembre, l'autre en cours à la galerie Guigon). L'expressionnisme ? Un matiérisme charnu ? Gillet dans tous ses états et son goût puissant de la dérision. Solide, gaillard, une gueule de cinéma, sans souci de l'importance ni de la propriété : Roger-Edgar Gillet dans ses terres. Un des phénomènes de la peinture : "Ne vous inquiétez pas, il y aura toujours des peintres pour peindre." Saint‑Suliac est entre Châteauneuf et Saint-Malo. Depuis Rennes, le paysage vif, vert, virevoltant, semble immobile. Le ciel dément. A la verticale du village où rêve Gillet, le ciel est intéressant. En approchant de la côte, on passe d'un ciel de traîne ornementé de cumulus à la brume brillante. Quand l'Europe rôtit, ici il fait frais. Senteur d'huîtres et de varech. Dans Saint‑Suliac muet, inondé de lumière, les maisons de pierre brune et fleurie s'alignent ; portes grandes ouvertes sur la rue. Au fond d'un couloir, une carcasse tangue, la main en visière : "C'est ici. Entrez. - Je vous croyais aveugle. - Je ne peux plus travailler, mais il me reste quelques angles de vue floue. Je peins dans ma tête ou alors, je joue aux échecs. Je barbouille, ça donne les mêmes sensations. Mais je ne reconnais rien à dix mètres. Ça, c'est emmerdant. Je peins avec la nuit." Le visage est lointain, la moustache superbe, le favori en bataille. Certaine maigreur gagnée sur les puissances de l'âge, et ce qui danse là, dans la voix, la vie, le regard qui se débrouille : "Vous venez pour un portrait ? Appelons ça, comme Vlaminck, "portrait avant décès"." La maison est sobre, on y est bien. Thérèse est là, à côté depuis toujours. Thérèse se souvient à sa façon. Et, tout l'après-midi, gais, chaleureux, un fils ou une fille ou quelque petit-enfant, sortis d'une collection inépuisable, avec tous la même considération pour celui qu'ils appellent Gillet. On ne s'est pas vus depuis des fêtes insensées à Sens, en 1978-1980. Berrocal (compositeur) et Potage (peintre) "organisaient" le plus déglingué des rassemblements incandescents : Sens Music Meetings. Comment en est-on arrivé à la mièvrerie poussive des "festivals", personne ne sait. A Sens, Gillet et Thérèse inventent les "afters". Les fêtes commençaient après. Après quoi ? Après la fête. Gillet désormais peint sans couleur : "D'ailleurs, regardez Marfaing, le blanc et le noir lui suffisaient. Vous savez ? Rembrandt disait : donnez-moi de la boue, je vous fais de la chair de femme." Et la petite toile, là-bas, Le Podium, sous l'escalier ? : "C'est un truc que je n'aime pas. Vous savez, on ne fait pas que des chefs-d'œuvre dans sa vie, heureusement, du reste." Il allume une cigarette bleue. Son pull ras-du-cou, ses pantoufles, ses chaussettes, le pantalon ne sont pas récents. Ils usent la beauté des laines qu'ils ont eue. "On fait quoi ? Dix toiles, dans sa vie ? Il se passe des six mois sans qu'il se passe rien. Et puis le tableau se fait en dix minutes. Le principe, c'est d'être toujours dans l'atelier, prêt. Peindre, c'est emmerdant finalement. On passe deux heures à jouer aux échecs, à griller des clopes, on se salit les mains, on finit au bistrot... on ne peut pas s'en empêcher."

La peinture dans la tête, Le Monde, texte de Francis Marmande 2003

ROGER EDGAR GILLET ENTRETIEN AVEC ALEXIS PELLETIER 1998 Quand on regarde votre peinture, on est, je crois d’emblée arrêté par la matière de vos œuvres. J’ai le sentiment que pour vous, la peinture, c’est d’abord une sensation de matière. À mon avis, la première sensation de la peinture que j’ai pu avoir remonte à mes balades de gamin de six ans. J’étais passionné, par exemple, par les ouvriers qui goudronnaient dans les rues de Paris. Voir un homme qui plantait son genou en terre sur une genouillère avec une grande spatule, et qui écrasait le goudron qu’un autre - un grand noir souvent - venait verser devant lui, c’était un spectacle fascinant. Je me rends compte que mon émotion était d’ordre pictural, une émotion pour la matière, c’est vrai. Et pareillement, voir le boulanger pétrir de la pâte, voir le colleur d’affiche, c’était extraordinaire. Je dis parfois que le meilleur moment dans la journée, c’est quand on écrase du beurre sur une tartine. C’est l’œuvre d’art du matin ! La matière, donc, est à l’origine d’une sensation, d’une émotion que vous rattachez à l’univers de la peinture. Pourtant cet univers n’est intervenu qu’un peu plus tard dans votre vie ? À l’époque, évidemment, je ne savais pas que j’allais devenir peintre, mais j’étais fasciné par le fait de pétrir de la pâte à modeler. J’ai eu un contact immédiat avec la pâte. La peinture, c’est venu quinze ans après. Je crois que je dessinais assez bien et qu’un de mes professeurs a dit à ma mère qu’il fallait que je fasse Boulle. À l’époque, c’était une école remarquable et je crois qu’elle l’est toujours, du reste. J’y ai appris le goût de la chose bien faite, le goût de la technique et des moyens d’expression. Je me souviens, notamment, d’un professeur qui s’appelait Paul Fréchet. Un jour, il est venu me trouver pendant que je dessinais à ma table. Il m’a dit : « Tiens, Gillet, j’ai quelque chose pour toi ». et il a sorti un petit tableau de Kandinsky, en me disant : « Regarde, c’est très important ». Au fond, il doit ne me rester de ce tableau que le mot : « C’est très important ». C’est curieux, car cette formule, je me la répète presque à chaque instant de mon travail de peintre. Que croyez-vous que cette formule implique pour vous ? J’avais treize ans à l’époque. Pourquoi ce tableau de Kandinsky était-il important ? Je n’en savais rien. Mais il m’apparaît que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à regarder les tableaux, à aller dans les galeries et les musées. Et cette démarche n’était pas évidente, notre éducation en matière de peinture est souvent d’une incroyable nullité. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’assister à la visite d’un musée faite par un instituteur et sa classe. Je me souviens très bien d’une de ces visites, à Lille, avec ma femme. On regardait les tableaux de Goya. On a vu une horde d’élèves qui se sont assis par terre, parce que pour regarder la peinture, il faut toujours être assis par terre. Et la maîtresse leur a dit : « Ça, c’est un tableau de Goya. Que tient la dame dans sa main droite ? ». Il y en a un qui lance : « Un parapluie ! - Non, ce n’est pas un parapluie, c’est une om…une ombr… , une ombrelle ». Il y a de quoi les dégoûter de la peinture jusqu’à la fin de leurs jours. Mais revenons à Kandinsky. Quand je dis que j’ai commencé à regarder la peinture, je veux dire que j’ai commencé à voir ce qui est au-delà de la peinture. Kandinsky n’a jamais été mon peintre préféré. Autant suis-je passionné de Mondrian, autant Kandinsky me touche-t-il moins, sans doute parce que la couleur ne me fascine pas. Mais quoi qu’il en soit, j’ai compris à partir de cet épisode qu’il était important de voir au-delà de   peinture. Que voulez-vous dire par cet au-delà de la peinture ? Le jour où j’aurai trouvé la réponse, je crois que je ne peindrai plus. Est-ce la découverte d’une dimension esthétique de la peinture ? Non. Surtout pas. Les questions esthétiques ne m’intéressent pas. Je crois même qu’elles me dépassent, je suis peintre. La peinture, c’est une expérience physique. Auparavant, je mettais des cadres à mes tableaux. Ils étaient toujours affreux. Alors, j’ai fini par ne plus mettre de cadre du tout. C’est Potage qui m’a appris cela. Du reste, c’est très beau, un tableau sans cadre, on dirait une icône. On peut le prendre dans les mains. Que quelque chose soit beau ou non, ça ne signifie rien. Il y a un nu de vieille femme, sculpté par Rodin, qui est extraordinaire. L’expérience physique de la peinture, c’est peut-être par là que se situe l’au-delà dont je vous parle. Il n’y a pas longtemps, chez un marchand de tableaux, j’ai remarqué un petit tableau de Tal Coat, 25cm sur 30. J’aime beaucoup ce peintre. Le marchand m’a mis le tableau dans les mains : il pesait un poids énorme. Je me suis demandé si la sensation du poids n’ajoutait pas quelque chose à la peinture. Le marchand m’a appris que Tal Coat avait collé une plaque de plomb en dessous du tableau pour lui donner   poids.

texte Alexis Pelletier La matière et le geste 1998

Texte de Thérèse Gillet publié à l’occasion de l’exposition Maryan par la Galerie Fanny Guillon-Lafaille, Paris, 1988. En réponse à votre demande, chère Fanny Lafaille, ne soyez pas étonnée, si dans cette lettre j’essaie de vous expliquer pourquoi je me sens incapable d’écrire un texte sur Maryan. La seule personne qu’il ait acceptée comme critique de sa peinture et conteur de sa vie, c’est lui, c’est Maryan, quand après des années de silence, il a pu enfin parler, évoquer son histoire dans cette maison pleine d’enfants fascinés par ce personnage qui, son buste et ses bras puissants sur le balcon de la loggia, leur évoquait avec des mots crus, avec son humour juif, cette danse macabre qu’il avait dansée gamin et d’où il était sorti avec sur son visage de pâtre grec, un petit trou au coin de l’œil, sur sa nuque le griffe de la mort et le long de son dos ces marques crochetées par les dernières mitrailles qui n’avaient pas voulu de lui. Marqué juif à jamais par un tramway broyeur de Tel-Aviv ou d’ailleurs, cet homme étoile se levait, triangle de la tête aux extrémités de ses béquilles, triangle inversé de la jambe restante au bout de ses larges épaules. Il s’enfermait alors dans sa chambre atelier avec un tout jeune peintre. Là, tout en croquant allègrement des petits gâteaux à la confiture étrange, il lui dictait son dernier catalogue. Là, il disait sa vérité à lui, sa vraie vérité. Là, sensibilité suprême, il a choisi sa photo, couché, écroulé sur un amas de toiles. Maryan mort à cinquante ans, six   après. Maryan mort à cent cinquante ans après avoir vécu trois vies : l’Horreur, la Mémoire, la Douleur. Maryan enterré deux fois, sa cendre fine dans cette boîte si petite apportée par Annette à Montparnasse, enfouie devant les peintres affligés. Enfouie sa Peinture, enfermée, emprisonnée sa Peinture‑Vérité. Cette peinture, cet homme qu’ils retrouvent parfois pour les perdre à nouveau. Revenir, repartir, l’horreur, la mémoire, la douleur, Ils en ont besoin eux aussi. Maryan miroir au souvenir. « Je regarde manger la Princesse… » Petite princesse de dix-huit mois, sa grande serviette blanche nouée, mangeait sa purée qu’il lui donnait… Maryan au cou de l’âne courait derrière les oies. Maryan accroché aux anneaux, dérisoire croix de fer devant les gosses épatés… Maryan pris par le sommeil, tout le malheur sur son visage fermé, renversé. Maryan dans le soleil, planté comme un arbre avec ses tuteurs, la tête de côté… « Quel malheur, Thérèse, quel malheur de quitter tout ça… » « Tu reviendras Maryan – tu reviendras… »

Texte de Thérèse Gillet à propos de Maryan 1988

Dans un tableau intitulé « Le narcissisme de groupe », Gillet fidèle aux tons ambrés diluant l’espace dans une curieuse atmosphère spectrale a rassemblé, selon un cercle qui s’ovalise, de pâles figures, vaguement accroupies. L’espace qui les contient ne décrit pas un site, ne livre pas ses points de référence concrets mais opte fermement pour un état semi-gazeux susceptible d’offrir au pigment le moyen de protester, voire de modifier l’image en train de naître. Cette singulière ambivalence qui frappe tout autant les formes humaines que le lieu qu’elles tentent d’habiter, constitue la clé de voûte d’une œuvre qui, tout en en appelant au principe figuratif, semble constamment le fuir pour déboucher sur un ailleurs vécu comme une évocation paralogique. Tout se passe comme si la main de l’artiste rêvait d’un monde que son va-et-vient s’apprêtait d’effacer. Dans cette jointure des intensités contradictoires on devine à coup sûr un goût pour les visions somnambuliques, celles du moins enclines à dresser des figures en lesquelles coïncident à échelle égale l’absence et la présence. Dédié à l’archipel de l’insomnie, « le narcissisme de groupe », comme la plupart des œuvres de Gillet, vise à l’indécision et comme à l’exemption mutuelle des genres : abstrait, figuratif, expressionniste. Peut-être faut-il voir dans cette indépendance, où se lit une attitude réfractaire aux diktats des tendances, l’aveu d’un peintre qui, renonçant un jour aux tentations de l’expérience abstraite, s’autorisa à repenser la peinture dans un genre vaguement héroïque. Un genre, où les portraits en pied, les vues architecturales et les scènes de groupe retrouvent indépendamment de tout traitement servile, une nécessité. Au cœur de cet itinéraire qui suit les traces d’un vagabondage de la pensée, il n’est pas indifférent de préciser que l’artiste se livre à demi-masqué, ironique, cruel, blessé, nous disant autant son besoin d’épanchement que son souci de retrait. Tôt commencée, en 1951, son aventure picturale bénéficia des symétriques rencontres de deux marchands : Pierre Loeb, Paul Facchetti et de deux critiques : Michel Tapié, Charles Estienne. Dans ce sérail des amitiés électives, sa peinture se rapprocha un moment d’une tendance qui, à l’époque, prenait des libertés à l’égard d’une abstraction tenue pour impérieuse et contrôlée. Bien orchestrée dans des tons où parfois une couleur tonique soliloque, elle est si détachée de tout souci de représentation que Michel Tapié la présente, en effet, dans les manifestations consacrées aux « Signifiants de l’Informel ». Ce départ annonciateur de quelques succès à venir aurait pu pousser l’artiste dans la voie de la spécialisation répétitive, où d’autres tardivement ont sombré. L’appellation d’ « informel » le caractérisant approximativement, il fera au contraire évoluer ses compositions vers des organisations plus strictes où certains, tel Jean Grenier, verront des armoiries ou des culs de lampe, d’autres comme George Boudaille, des accouplements d’insectes. En mettant au service de la non-figuration les moyens de la peinture traditionnelle, Gillet s’engageait, dès 1960, dans la voie d’une abstraction poétique, gagnée au désir d’une libre interprétation du visible à la façon d’une migration vers les zones interstitielles entre réel et imaginaire, à la recherche de leurs correspondances secrètes.

textes de Anne Tronche 1987

Gérald Gassiot-Talabot dans R.E. Gillet, Paris, Centre national des arts plastiques, 1987 R.E.Gillet En trente ans d’activité picturale, Roger‑Edgar Gillet a fait évoluer fort diversement les modalités de sa participation au paysage de la création contemporaine. Plongé très tôt, dans le climat d’une abstraction traversée de passions contradictoires, il vécut en compagnie de Michel Tapié et Charles Estienne l’effervescence des débats et polémiques que suscitaient leurs expositions – manifestes, soucieuses de redéfinir les concepts de la peinture occidentale. En faisant son entrée sur la scène artistique sous les couleurs d’un art informel tout à la fois marqué par le souvenir du Surréalisme et par les références aux mythologies bachelardiennes, il allait découvrir les vertus d’une expression indifférente aux similitudes stylistiques, mais entièrement préoccupée de dérives poétiques quand celles-ci ont pour fonction de permettre une expérience existentielle totale de la peinture. A cette école, Gillet gagnera un sens profond de la liberté expressive qui ne l’a jamais quitté. En choisissant à contre-courant, au tout début des années 60, de faire retour à une figuration essentiellement subjective posant les formes comme des nébuleuses incertaines, il s’éloignera volontairement des tendances alors majoritaires de la création contemporaine. Son détachement de toute conviction dogmatique, son indifférence aux stratégies collectives, l’ont ainsi conduit à élaborer en marge des modes éphémères une œuvre personnelle où les formes bien que nourries de véhémences expressives ne sauraient se confondre avec les enjeux d’un expressionnisme attisant la part maudite de notre conscience au monde. La cruauté présente dans son écriture ne se sépare jamais de l’ironie, et les trajectoires du rêve y pactisent fréquemment avec l’humour le plus noir. En dépit de son isolement sur la scène parisienne, l’œuvre de Gillet a éveillé de nombreuses curiosités qui lui firent régulièrement franchir les frontières de l’hexagone. Ce qui explique qu’une grande partie des œuvres réunies pour cette manifestation proviennent de collections essentiellement étrangères. Qu’il me soit permis de remercier tous les prêteurs qui avec conviction et générosité ont contribué à son élaboration.

textes de Gérald Gassiot‑Talabot 1987

La Libération faite, il en reste un grand plaisir. Les barrières des générations pendant plusieurs années vont tomber. Tout éclate, le serpent a couvé la création. Gillet, sorti de Boulle avec quelques copains, traîne du conservatoire à la cinémathèque en faisant quelques petits métiers et de la figuration, en passant par « Travail et Culture » , rue des Beaux-Arts. Bernanos s’assied lourdement à la terrasse du Royal Saint-Germain et bavarde avec ces jeunes loups. Boris Vian est leur copain, Antonin Artaud, leur dérision, leur admiration. Il meurt Artaud, et son enterrement grotesque, la famille et le curé d’un coté, ses amis, menés par Roger Blin de l’autre, n’a comme unité que la boue et la pluie d’un cimetière. Gillet est présent. II est présent aussi lorsque l’Abbé Morel fait sa conférence sur Picasso. Elle dégénère en émeute, les flics courent, tapent. Gillet est à la traîne. La polio est passée par là. Il se retrouve au poste. La Libération n’est donc pas la liberté ? Les galeries de Paris se couvrent de peinture. Maeght ouvre ses portes à la joie de Mirò, aux rêves de Chagall. Braque y bat la mesure, Picasso envoie ses colombes dans le ciel noir de la guerre froide. Jeanne Bucher expose à Montparnasse Tobey ou Manessier, les peintres américains, les G.I. fraternisent avec les Français. José Corti dans sa boutique bordélique fait découvrir aux jeunes chevelus la poésie et la peinture surréaliste. Un garçon à tête de moujik danse dans les caves, c’est Doucet… Colette Allendy l’exposera dans sa maison de la rue de l’Assomption. Denise René présente l’abstraction froide… Une chaleur s’en dégage : Poliakoff. Une librairie s’ouvre, c’est la Hune. Drouin nous fait découvrir, place Vendôme, Dubuffet, Wols, les Otages de Fautrier, Brauner, Michaux. Billet-Caputo deviendra bientôt, la galerie de France avec Myriam Prévost venue de chez Drouin. Pendant ce temps Maeght a accueilli les « mains éblouies ». Pari sur les jeunes!… puis il soutiendra une galerie rue des Beaux Arts , la Galerie Mai. C’est donc après 5 ans de vagabondage, de théâtres en cinémas, de musées en galeries, de librairies en coulisses de théâtre, que Gillet va entrer en peinture. A la Galerie Mai d’abord, où la moyenne d’âge est d’environ vingt-cinq ans, il retrouve Arnal, Kawun, Rezvani, Dmitrienko, Lanzman. Gillet est boiteux, douloureux, sévère. A Janine Bazin qui sort de Berk, il raconte sa polio. André Bazin lui fera partager avec Remo Forlani, sa passion du cinéma. En 1950, Thérèse et Gillet se marient. Le voilà pour peu de temps décorateur, il dessine des boiseries anciennes le jour, et peint le soir. Les voilà père et mère de famille. Le samedi, ils accrochent Marion au cou d’une Italienne voisine et se promènent dans les galeries. Ils jouent aux quatre coins dans la Galerie de France où ils peuvent regarder, tranquilles, les Manessier, les Pignon, les Tal Coat, les Estève. Caputo, charmeur, distant, apparaît parfois, moins mystérieux pourtant qu’un Carré, ou qu’un Maeght. A pied, le pont de la Concorde franchi, l’atmosphère change. Les galeries sont petites et mal éclairées, les marchands un peu boutiquiers. L’un caresse son chat, l’autre fait cuire sa soupe. Les vitrines montrent des Juan Gris, des Gleizes, des Tanguy, des Masson, Berggruen en pardessus, présente Paul Klee. Pierre Loeb, son feutre en arrière, montre des Mirò, des Picasso, des Lam, achetés avant-guerre. Il sort des tableaux d’un nommé Mathieu. Confiant, il prend dans sa galerie deux tableaux de Gillet. A la maison on cohabite plus ou moins avec Maurice Ronet et Maria Pacôme. Ensemble, on va au Lancry voir la copine Tsilla Chelton qui donne la première des Chaises de Ionesco. Les décors sont de Jacques Noël, le copain de Boulle. On vit dans trois chambres de bonne. Gillet y peint des 120 avec une matière faite de cailloux, de sable, de colle de peau sur de la toile à drap achetée à Prisu. Les châssis viennent des Puces. Il peint de grands oiseaux silencieux, mystiques. Ronet est plus abstrait. Un curieux couple monte un jour les six étages. Tapié et Facchetti. Gillet pénètre alors dans le monde informel de Michel Tapié, ce débroussailleur, ce découvreur qui oublie ses rendez-vous, ses toiles de Toulouse-Lautrec, ses estampes japonaises. Facchetti expose pêle-mêle Pollock, Tobey, Fautrier, Sam Francis, Riopelle, Dubuffet, Arnal, Bryen, Capogrossi, Mathieu, Gillet, Michaux, Appel, mélangés à deux doigts de sorcellerie et de psychanalyse.

Thérèse parle des années 50 1984

De Goya à Bacon (Francis), l’expressionnisme vit et se développe et fait preuve d’une extraordinaire santé. Gillet participe à cette vitalité dans le genre satirique. Cela tient à son esprit de contradiction. Pour lui qui est pourri de culture, sa peinture est une revanche de l’homme contre/sur l’art. Il a dit non à la belle peinture mais il n’a pas renoncé au plaisir de peindre et même de faire de la bonne peinture. Mais c’est aussi, et peut-être avant tout pour lui, le seul moyen dont il dispose de montrer ce qu’il pense. … « Déjà visibles - encore que sans ostentation - dans quelques-unes des oeuvres des jeunes peintres français, les tendances expressives ne tarderont pas, après les expériences révolutionnaires du début, à s’orienter résolument vers une esthétique de l’image. » Ces lignes anonymes figurent en tête du catalogue de l’exposition de l’expressionnisme européen qui s’est tenue à Munich et à Paris. Alors qu’elles ont étés écrites en pensant aux artistes du début du siècle, elles pourraient s’appliquer au cas de Gillet. La peinture de Gillet est-elle expressionniste ou ne l’est-elle pas ? Le problème est académique. Il n’en demeure pas moins que ses oeuvres s’apparentent à un grand mouvement qui, depuis ses origines, traverse l’histoire de l’art, y participe sans s’y mêler toujours, mais en y apportant vie et dynamisme, à la manière dont le Rhône traverse le lac Léman. Le même auteur poursuit : « La grande difficulté pour définir l’expressionnisme sur le plan de l’art plastique réside essentiellement dans le fait qu’une classification précise de ses catégories formelles s’avère pratiquement impossible… Il existe en premier lieu sous forme de sentiment de la vie, d’insertion de l’homme dans certains états d’âme, mais non en tant que problème formel se posant dans la conquête de lois nouvelles de l’image. Si d’une part, cet état de choses rend plus difficile l’insertion, de l’autre, la réaction individuelle de l’artiste y gagne en liberté, car les frontières sont assez floues. » Remarque applicable intégralement à Gillet. L’aventure de Gillet a commencé tôt, en 1951 exactement avec la rencontre de Pierre Loeb, le marchand de la rue de Seine, de Michel Tapié, le critique non conformiste d’alors, de Paul Facchetti, un marchand pas comme les autres lui non plus, et de Charles Estienne. Gillet, né en 1924, avait vingt-sept ans. Il avait une formation essentiellement technique (l’Ecole Boulle) appliquée au sens concret (l’Ecole des arts décoratifs), et un actif de professeur à l’Académie Julian. La reconnaissance que Gillet conserve, au-delà des années, à Michel Tapié m’étonne un peu. Il faut dire que Tapié s’intéressa à lui, avec son flair exceptionnel, lui donna confiance, le fit en 1953 exposer à Lille et en 1954 à Bruxelles dans le groupe des « Signifiants de l’Informel », qu’il lui fit une place flatteuse dans son ouvrage « Un art autre ». Signifiant certes, et aujourd’hui plus que jamais, mais jamais Gillet ne fut totalement informel comme quelques autres le sont restés. La première période de Gillet, qui s’étend sur la décade des années cinquante, est faite de beauté, d’ordre et d’harmonie. Ce sont des compositions bien orchestrées, le Clavecin bien tempéré de la peinture, des accords de couleurs un peu sourds où des stridences éclatent comme des cuivres. Des contrastes noir-blanc-rouge, il évolue vers la monochromie, des sortes de camaïeux que je qualifierai de chatoyants même si cela sonne antinomique, car ils contiennent et ne dissimulent qu’incomplètement des sonorités puissantes. D’où l’impressions de force contenue. Dans des gammes d’ocres, de bruns profonds comme des bois d’essences exotiques, de vieux roses, Gillet déploie la somptuosité de sa matière picturale. Avec les années, de 1951 à 1960, il évolue de compositions libres, d’inspiration peut-être paysagiste, à des organisations plus strictes, parfois artificielles qui suggèrent à Jean Grenier des armoiries ou des culs-de-lampe, des faisceaux d’armes entourant un blason. Mais on pouvait aussi parfois y voir des accouplements d’insectes inquiétants qui annonçaient une nouvelle période. Gillet créa

article Georges Boudaille, L'œil, octobre 1974

Charles Estienne, « Terre d’ombre, ou la peinture de Gillet » dans R.E.Gillet, catalogue d’exposition, Paris, Galerie Ariel, 1965. « C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégage de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme… » On a reconnu, je pense, la voix de Nerval disant, avec ce « frémissement » qui rend inoubliable à tout jamais la première page d’ « Aurélia », les premières approches du pays natal, ou final, des rêves. Une citation qui n’est pas comme les autres, certes – encore qu’elle rende compte admirablement d’une peinture aussi faite d’ « ombre », aussi spectrale même, dirais- je, que celle de Gillet – mais jamais moins qu’aujourd’hui je n’ai été tenté de faire de la littérature… Les temps s’y prêtent de moins en moins d’ailleurs. En vérité il s’agit de savoir si oui ou non on a encore le droit d’exercer la peinture comme l’art de l’objet intérieur ; si enfin on a le droit de préférer son rêve, non pas même à la vie, mais à tous les objets, et des objets sinistrement extérieurs, par quoi se manifeste ces temps-ci, sous couleur de vie moderne, l’éternelle contrainte sociologique. Et « sociologique », c’est bien sûr du vocabulaire d’aujourd’hui ; mais jamais comme ces temps-ci, je le répète, le poète et l’artiste n’ont été sommés de mettre bas les armes, puis de s’agenouiller, l’heure étant interplanétaire et les sentiments préfabriqués comme les menus des astronautes, devant certaines formes fatales, et j’oserais dire obligatoires, de la vie moderne. Ce n’est pas que je veuille faire voter les morts, mais je ne m’aventure pas tellement en avançant que Baudelaire, par exemple, n’aurait pas marché. Ni Mallarmé, ni… on peut allonger la liste. Un art d’acquiescement à ce point, qu’on nous promet, qu’on nous fait déjà, quelle revanche pour les philistins de Schumann et les têtes-de-turc bourgeoises de Flaubert, de Manet, et j’en passe. Tout arrive comme si, renversant un mot surréaliste célèbre, les nouveaux riches triomphants de l’art international nous signalaient : « le nouvel objet sera extérieur, ou ne sera pas ». Un diktat comme celui-là, voilà qui risquerait de remettre en question une certaine notion « héroïque » de l’art moderne pour laquelle témoigne tout l’art du vingtième siècle s’il n’était la preuve, une fois de plus, que l’art moderne du type historique que l’on sait est historiquement fini, et que ce qui lui succède n’a plus d’art que le nom, n’étant qu’un art de constat pur et simple, si l’art peut être cela. Alors, que ceux qui ont le « goût » de « cela » prennent leurs responsabilités, au risque évidemment de devoir répéter, avec beaucoup d’autres, et une fois de plus je renverse une autre éclatante formule, célèbre à juste titre : « la fin du monde, du monde intérieur, est attendue d’un moment à l’autre ». De toutes façons nous ne l’attendrons pas, cette fin, même si nous sommes la minorité, même si… Baudelaire était bien seul chez lui à Paris, Gauguin seul chez lui aux M

texte Charles Estienne 1965" Terre d'ombre"

Extrait de la préface du catalogue « 15 peintres de ma génération » édité à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle Galerie Ariel. Je continue de penser que la peinture se regarde comme par le passé, qu’il ne faut pas d’autres yeux, ni d’autres connaissances pour apprécier une peintures actuelle qu’il n’en faut pour Bonnard, Goya ou Piero della Francesca. En un mot je ne crois pas à un art « autre ». Ce qui crée la confusion à mon avis, c’est que très peu de gens s’occupant de peinture sont capables de distinguer un style d’une manière et je dirais même qu’ils ne se sont jamais posé la question de savoir quelle était cette différence. Ils pensent qu’une œuvre, grâce à l’emploi de matériaux ou de procédés plus ou moins nouveaux tels entailles, collages, trous, déchirures ou, au mieux de symboles (je dis bien symboles et non signes) répétés sur chaque toile, est artistiquement valable. Il est relativement aisé d’imposer une manière par la répétition constante d‘un même procédé. L’œuvre devient alors facilement reconnaissable, mais le véritable connaisseur veut et doit connaître et pas seulement reconnaître. L’artiste digne de son nom, lui, doit avoir un style et le style s’oppose entièrement à la manière. Le style, c’est d’avoir une personnalité suffisamment forte pour marquer ses œuvres, justement sans avoir besoin d’une manière. Je crois que les 15 peintres que j’ai choisis sont de ceux-là. On peut, si on le veut bien, connaître leur langage à travers tous les procédés qu’ils emploient pour s’exprimer, car la connaissance de la peinture comme le disait Picasso, « c’est comme le chinois, ça s’apprend ». Jean Pollak. 1964

texte Jean Pollak "15 Peintres de ma génération" 1964

Textes extraits de lʼarticle Gillet trait pour trait, publié dans la revue XXe siècle n°12, mai‑juin 1959: Bryen – Corneille - Jean Grenier. GILLET BAVARD Eclabet notri burubuc Lolic lolirec lantaluze Ambélibet fomefanfluc Lourli lourci birebaluze Glointer liliec zilactue Enrex naxet exemflour ocicrite vegrilactue Lexilatere exilivlour Bryen Les terres fraichement ouvertes attendaient le geste de lʼhomme. Elles sʼallongeaient en de multiples carrés ou rectangles jusquʼà la bande très claire du ciel, formant cette ligne impitoyablement rectiligne, qui nous est si connue – barre familière allant dʼun œil à lʼautre et que nous appelons lʼhorizon. Alors que tout semblait réglé, la tranquillité sʼétait installée pour de bon, un disque rouge parut dans la grande tache claire du ciel, (il jaillit, je crois, dans un bruit de tissu quʼon déchire), mettant une teinte de feu partout. Les terres flambaient et se consumaient lentement, le ciel brûlait comme un immense bûcher. (Je vis des lacs de plomb qui se ridaient, se mouvaient avec lʼair des vieux crocodiles en marche.) Les terres ouvertes avaient maintenant cette saveur retrouvée – cette saveur ancienne des terres vierges. Lʼhorizon basculait dangereusement pris de vertige, et une roue tourna, tourna… Les hommes avaient des visages découpés dans du papier rose. Pourtant quand la roue eut fini dʼexister, tout rentra dans lʼordre. La nuit bleue balaya lʼincendie (une nuit bleue qui se souvenait du rouge et de tout lʼorange déversé). Les terres ouvertes attendaient lʼhomme. Corneille. Lʼagrément des arts et de chacun qui sʼy livre nous propose – et sʼil y a du talent, nous impose, une vision déterminée qui lui est personnelle et qui exclut tous les autres, de sorte que lʼon comprend certains amateurs : une fois découverte chez un artiste la vision qui se rapproche de la leur ils sʼen tiennent à celui-ci. On les comprend, on ne peut pas toujours les imiter : parler de peintures, cʼest juxtaposer des univers incompatibles et passer dʼun langage à un autre sans possibilité de les traduire. Le plus triste est que dans un demi-siècle on aura de la peine à les distinguer. Mais nous nʼen sommes pas là. Le monde de Gillet est opaque il nʼest pas oppressant. Lʼœil goûte même un repos à contempler ces surfaces qui, chose exceptionnelle, à notre époque, ont une direction et une convergence. Gillet ne cherche pas à brouiller les pistes, il nʼest pas hanté par lʼidée quʼà voir ses toiles on pourrait y reconnaître quelque chose. De fait il est impossible de rien faire qui ne ressemble à rien. Si on voulait à toute force trouver des analogies il conviendrait de remonter dans le passé, jusquʼau XVII° siècle, et lʼon trouverait la gamme des ocres et des bruns de Mignard et de Lebrun ; quant à lʼorganisation même elle sʼapparente à celle des vignettes culs-de-lampe, frontispices et colophon qui ornent les livres de cette époques et qui sont surtout des faisceaux à la romaine, des lampes de drapeaux, des blasons et des armoiries parfois ; la décoration est principalement militaire alors, tandis quʼau siècle suivant elle est galante.

texte de Jean Grenier Galerie de France 1959

On ne vous demande pas si vous l’aimez, ou si vous l’admettez cette peinture. Vous avez simplement à constater un fait : que la peinture est entrée dans un stade « abstrait », « informel », « non figuratif », choisissez l’appellation. Et c’est une rude chance, car depuis qu’Uccello lui a donné les moyens d’illusion visuelle et depuis que la peinture à l’huile nous en a flanqué plein la vue avec ses orchestrations, il faut bien admettre qu’elle aurait filé un mauvais coton, à partir d’Ingres et Delacroix, si Manet et la photo ne nous avaient sauvés. Mais approuver Manet c’est, aujourd’hui, souscrire à l’informel. Ce n’est pas dehors mais à l’intérieur d’un mouvement que vous trouverez vos hommes. Nier l’informel c’est nier l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme… C’est nier à son heure l’atmosphère, la perspective, la belle pâte, toutes choses qui, aujourd’hui, vous ravissent. Chercher en dehors c’est miser sur Meissonier, Caillebotte, Bonnat ou Favory. Qu’un prix donné par l’Université de Paris approuve sur l’heure ceux qui sont à l’extrême pointe de la recherche, et ce, pour des peintres qui doivent avoir moins de trente-cinq ans, c’est remarquable… inouï… c’est en tout cas ce qui est arrivé. Que cette directive soit suivie, et le prix de la Fondation Fénéon deviendra sous peu le Goncourt de la peinture. Il ne reste qu’à souhaiter qu’il ait le même effet salutaire, que ces expositions ne soient pas exclusivement faites dans un but d’information ; et je ne trouve pas déplaisant qu’une peinture soit considérée comme un Shell ou un Panama, dont il nous resterait, en tout cas, le tableau. Que dire de Gillet et de Laubiès ? Que ce sont deux peintres très jeunes, que l’un est à la recherche d’une force dans son inquiétude, l’autre ayant déjà trouvé une expression de son raffinement et de ses dons de coloriste, qu’ils ne semblent pas être des faiseurs. L’important c’est qu’ils entrent dans la peinture avec les chances de leur côté, préférant partir à la recherche d’une toute petite vision neuve que de patauger dans une péroraison sur ce qui a été déjà dit cent fois. Ce qu’ils deviendront, dépend de l’homme. Sauront-ils résister aux soudoiements lorsque leur affaire sera devenue rentable ? Texte écrit pour le prix Fénéon en 1954 – Réédité en 1995 dans « Ecrits publics » Jean Fautrier. Préface de Castor Siebel. L’échoppe.

texte Jean Fautrier Écrits publics "On ne vous demande pas…" 1954