Roger‑Edgar Gillet
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texte Alexis Pelletier La matière et le geste 1998

LA MATIERE ET LE GESTE


ROGER EDGAR GILLET
ENTRETIEN AVEC ALEXIS PELLETIER 1998


Quand on regarde votre peinture, on est, je crois d’emblée arrêté par la matière de vos œuvres. J’ai le sentiment que pour vous, la peinture, c’est d’abord une sensation de matière.


À mon avis, la première sensation de la peinture que j’ai pu avoir remonte à mes balades de gamin de six ans. J’étais passionné, par exemple, par les ouvriers qui goudronnaient dans les rues de Paris. Voir un homme qui plantait son genou en terre sur une genouillère avec une grande spatule, et qui écrasait le goudron qu’un autre - un grand noir souvent - venait verser devant lui, c’était un spectacle fascinant. Je me rends compte que mon émotion était d’ordre pictural, une émotion pour la matière, c’est vrai. Et pareillement, voir le boulanger pétrir de la pâte, voir le colleur d’affiche, c’était extraordinaire. Je dis parfois que le meilleur moment dans la journée, c’est quand on écrase du beurre sur une tartine. C’est l’œuvre d’art du matin !


La matière, donc, est à l’origine d’une sensation, d’une émotion que vous rattachez à l’univers de la peinture. Pourtant cet univers n’est intervenu qu’un peu plus tard dans votre vie ?


À l’époque, évidemment, je ne savais pas que j’allais devenir peintre, mais j’étais fasciné par le fait de pétrir de la pâte à modeler. J’ai eu un contact immédiat avec la pâte. La peinture, c’est venu quinze ans après. Je crois que je dessinais assez bien et qu’un de mes professeurs a dit à ma mère qu’il fallait que je fasse Boulle. À l’époque, c’était une école remarquable et je crois qu’elle l’est toujours, du reste. J’y ai appris le goût de la chose bien faite, le goût de la technique et des moyens d’expression. Je me souviens, notamment, d’un professeur qui s’appelait Paul Fréchet. Un jour, il est venu me trouver pendant que je dessinais à ma table. Il m’a dit : « Tiens, Gillet, j’ai quelque chose pour toi ». et il a sorti un petit tableau de Kandinsky, en me disant : « Regarde, c’est très important ». Au fond, il doit ne me rester de ce tableau que le mot : « C’est très important ». C’est curieux, car cette formule, je me la répète presque à chaque instant de mon travail de peintre.


Que croyez-vous que cette formule implique pour vous ?


J’avais treize ans à l’époque. Pourquoi ce tableau de Kandinsky était-il important ? Je n’en savais rien. Mais il m’apparaît que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à regarder les tableaux, à aller dans les galeries et les musées. Et cette démarche n’était pas évidente, notre éducation en matière de peinture est souvent d’une incroyable nullité. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’assister à la visite d’un musée faite par un instituteur et sa classe. Je me souviens très bien d’une de ces visites, à Lille, avec ma femme. On regardait les tableaux de Goya. On a vu une horde d’élèves qui se sont assis par terre, parce que pour regarder la peinture, il faut toujours être assis par terre. Et la maîtresse leur a dit : « Ça, c’est un tableau de Goya. Que tient la dame dans sa main droite ? ». Il y en a un qui lance : « Un parapluie ! - Non, ce n’est pas un parapluie, c’est une om…une ombr… , une ombrelle ». Il y a de quoi les dégoûter de la peinture jusqu’à la fin de leurs jours. Mais revenons à Kandinsky. Quand je dis que j’ai commencé à regarder la peinture, je veux dire que j’ai commencé à voir ce qui est au-delà de la peinture. Kandinsky n’a jamais été mon peintre préféré. Autant suis-je passionné de Mondrian, autant Kandinsky me touche-t-il moins, sans doute parce que la couleur ne me fascine pas. Mais quoi qu’il en soit, j’ai compris à partir de cet épisode qu’il était important de voir au-delà de   peinture.


Que voulez-vous dire par cet au-delà de la peinture ?


Le jour où j’aurai trouvé la réponse, je crois que je ne peindrai plus.


Est-ce la découverte d’une dimension esthétique de la peinture ?


Non. Surtout pas. Les questions esthétiques ne m’intéressent pas. Je crois même qu’elles me dépassent, je suis peintre. La peinture, c’est une expérience physique. Auparavant, je mettais des cadres à mes tableaux. Ils étaient toujours affreux. Alors, j’ai fini par ne plus mettre de cadre du tout. C’est Potage qui m’a appris cela. Du reste, c’est très beau, un tableau sans cadre, on dirait une icône. On peut le prendre dans les mains. Que quelque chose soit beau ou non, ça ne signifie rien. Il y a un nu de vieille femme, sculpté par Rodin, qui est extraordinaire. L’expérience physique de la peinture, c’est peut-être par là que se situe l’au-delà dont je vous parle. Il n’y a pas longtemps, chez un marchand de tableaux, j’ai remarqué un petit tableau de Tal Coat, 25cm sur 30. J’aime beaucoup ce peintre. Le marchand m’a mis le tableau dans les mains : il pesait un poids énorme. Je me suis demandé si la sensation du poids n’ajoutait pas quelque chose à la peinture. Le marchand m’a appris que Tal Coat avait collé une plaque de plomb en dessous du tableau pour lui donner   poids.


La sensation de la peinture, voire l’émotion qu’elle dégage sont donc d’ordre physique ?


Un autre souvenir va dans le même sens. J’ai été peu souvent professeur, j’ai fait quelques essais et je disais toujours à mes élèves de jeter leurs tableaux par terre. Et souvent j’ajoutais : « Oh, il ne fait pas un beau bruit, ce n’est pas un beau tableau ! ».


Le passage de l’abstraction à la figuration dans votre peinture est-il également lié à cette sensation physique de la peinture ?


Je crois que tout peintre, à un moment donné, prend le train en marche. J’ai commencé à la fin de la seconde guerre mondiale. Une de mes premières fascinations a été le salon de Mai, qui a été créé par des gens comme Pignon, Manessier, Hartung. Je me souviens être allé voir ce salon, ne comprenant pas très bien du reste ce type de peinture. Je sentais, pourtant, l’importance de ce qui était exposé là. Et puis, cette peinture a eu un écho. Finalement, on a fini par aimer ça, avec une pointe de snobisme. Je prétends d’ailleurs que le snobisme peut être un sentiment positif : on peut toujours arriver à comprendre ce que l’on dit aimer par snobisme. Cela vaut mieux que d’enterrer les œuvres, parce que là, on a toutes les chances de les enterrer à vie.


Ça laisse à dire que pour commencer la peinture, il faut d’abord imiter les autres, et suivre un courant.


J’ai l’habitude de dire que j’ai commencé au petit Bonnard la chance. Mes premières amours ont été Bonnard, Vuillard surtout. Puis Gauguin, bien sûr, tout le monde est passé par Gauguin. J’avais un grand copain, Maurice Ronet, qui était comédien. On avait acheté un atelier tous les deux, et on faisait de la peinture. C’est Ronet qui m’a fait découvrir l’école américaine, avec Jackson Pollock et De Kooning. Il s’est mis, un peu avant moi, à travailler dans le même sens. J’ai, par la suite, commencé à ressentir ce qu’il y avait là de profond. Vous dire quoi exactement, je n’en sais rien. Comme disait Michel Tapié, il y a des peintures qui « fonctionnent ». J’ai donc abandonné Bonnard et Vuillard.


Et comment regardez-vous, aujourd’hui, votre peinture de cette époque-là ?


J’aime beaucoup aller chez ma sœur, parce qu’elle a un tableau que j’ai peint le jour de la Libération de Paris, le 25 août 1944. C’est loin d’être un chef-d’œuvre, mais c’est déjà un tableau bien fait, où l’on voit l’influence intimiste de Bonnard et de Vuillard. J’éprouve une sorte de tendresse pour cette toile. En ce qui concerne l’influence américaine, j’ai fait partie de l’École de Paris, de 1951 à 1959-60, avec Michel Tapié, Charles Estienne et tous les autres. Je me souviens très bien qu’en 1955, je commençais déjà à me poser des questions sur ce que je faisais. J’avais des doutes en somme. Et ainsi, au Metropolitan Museum de New York, je suis tombé en arrêt devant un tableau de Greco, le portrait d’un évêque ou d’un cardinal, avec de petites lunettes. Devant la méchanceté de ce regard, je me suis dit qu’avec la peinture abstraite, on perdait quelque chose : on ne pouvait plus peindre la profondeur d’un regard. C’est un petit peu le départ d’une aventure figurative qui a été d’ailleurs perçue de la même façon par des gens comme Maryan, comme Music, comme Eugène Leroy.


Ce n’est donc pas une sensation physique de la peinture qui vous a ramené à la peinture figurative mais une réflexion sur le regard. Considérez-vous le regard comme le point central de ce retour à la peinture figurative ?


Le regard de ce tableau de Greco m’a véritablement bouleversé. Mais le regard, la perception qu’on en a, c’est aussi une sensation physique. Le regard pénètre le corps. Je me souviens aussi d’un portrait du fils de Cézanne qui a contribué à ce changement. En fait, je me suis rendu compte qu’il fallait reconsidérer complètement la peinture américaine. Je veux parler de Pollock, De Kooning, Tobey et Rothko. Ils ont créé un art aux Etats-Unis. Ça faisait des années qu’on leur filait des complexes, en leur disant qu’ils n’avaient pas d’histoire, pas de religion, pas de culture. J’ai discuté avec Pollock de ce problème. Et il m’a dit que leur force, c’était de vouloir créer un art à partir de cette non-culture, un art qui renverse et dépasse le complexe de supériorité artistique de l’art européen.


L’expérience américaine est-elle de l’ordre d’une libération totale ?


Un voyage aux Etats-Unis m’a permis de libérer ma propre peinture. L’expérience américaine, comme vous dites, m’a apporté une nouvelle façon de voir.


Une nouvelle façon d’écouter également, avec le jazz ou, plus tard, avec John Cage ?


Oui, mais il faut replacer cet apport dans le contexte américain et dans l’époque que l’on vivait. Vous comprenez, aujourd’hui, on peut voir beaucoup d’expositions de jeunes peintres qui ont, si je puis dire, acheté le fonds de commerce de Pollock. Je crois que ça ne correspond plus à rien. Nous n’avons pas à rougir de notre culture, tout comme nous n’avions pas à complexer les Américains. J’ai une grande admiration pour Pollock, pour Tobey, pour De Kooning. Mais peindre comme eux, aujourd’hui, ça n’aurait aucun intérêt. Ils ont apporté une nouvelle façon de voir. Mais il a été à un moment indispensable de se libérer également de cette nouvelle façon de voir pour qu’elle ne devienne pas un académisme.


Par rapport à ce que vous dites sur le visage, sur l’importance du regard dans votre retour à la figuration, il me vient une réflexion. Dans les visages que vous peignez, le regard n’est pas si évident à voir. Les visages mêmes, d’une certaine façon, sont défigurés.


Évidemment. On ne peut pas faire de la figuration comme David, comme Degas, comme Van Gogh ou comme Cézanne. Il appartient à chaque peintre de renouveler la figuration. Il m’a paru nécessaire de faire passer une idée figurative avec toute l’expérience picturale du XXe siècle.


Ce double apport de la tradition figurative et de l’expérience picturale du XXe siècle, il me semble le voir dans vos tableaux par la façon de capter la lumière dans la toile ?


J’ai l’habitude de fabriquer moi-même mes peintures. Bien entendu, je me sers de médiums. Les médiums sont des pâtes. Si je peignais mes tableaux avec de la couleur à 80 francs le tube grand comme mon pouce, chaque tableau vaudrait une fortune. Du reste, Rembrandt faisait pareil, les frères Van Eyck également. Il suffit de lire La découverte de la peinture des frères Van Eyck et vous trouvez le médium que j’emploie. Bien entendu, quand on travaille avec un médium, on accroche plus la lumière. Et puis, on n’est pas arrêté par le fait d’écraser un tube de rouge cadmium à 150 francs pour le gratter cinq minutes après. On a une liberté extraordinaire. De ces pâtes, il y a une lumière qui jaillit finalement.


En fait, la tradition de la peinture est là pour créer la liberté du geste et donner la possibilité de renouveler la figuration. Tout se passe comme si vous aviez trouvé dans la rencontre entre la tradition et l’expérience abstraite un cadre précis pour votre travail. Et vous auriez une complète liberté à remplir ce cadre, et donc à faire une toile ?


Sans doute, mais il y a là quelque chose qui me choque un peu. On a l’impression qu’il y a eu la peinture ancienne puis la peinture moderne. C’est une aberration. On ne peut pas séparer Zoran Music de Goya. On doit juger Poliakoff par rapport à Uccello. Pour moi, rien n’est changé, sauf les époques : c’est de la peinture et il doit y avoir une continuité dans l’appréciation et non une opposition entre tradition et modernité. Y a-t-il une différence, en tant qu’être humain, entre un jeune cadre dynamique et un homme de Cro-magnon en train de chasser l’ours pour que sa femme ait un plus beau manteau ? Ce sont les mêmes motivations, l’homme, en lui-même, n’a pas changé.


C’est la technique qui a changé ?


La technique et l’environnement des choses. Je crois que les très grandes œuvres ont été faites avec l’intense nécessité de les inventer. Monet peignant les Nymphéas ne pouvait pas peindre autrement. Il en va de même quand Proust écrit A la recherche du temps perdu ou quand Debussy écrit La mer. Ce qui est curieux, c’est de regarder les tableaux de l’époque de Monet et ceux de la période qui vient tout de suite après lui. On s’aperçoit qu’il y a d’un côté Monet et puis, de l’autre, de très bons peintres, comme Van Rysselberghe. Entre Monet et lui, il y a quinze ans de différence. Monet peignait avec la nécessité de le faire ; Van Rysselberghe, lui, était un homme intelligent, sensible, mais il ne dépassait pas l’imitation de ce que Monet avait fait. Sa peinture n’est pas motivée.


Ce que vous dites semble finalement sous-entendre qu’il n’y a pas de modernité en peinture, seulement, et je reprends votre mot, une nécessité qui varie selon les êtres et les périodes.


Non. Affirmer qu’il n’y a pas de modernité serait, je crois, aussi stupide que d’affirmer qu’il y en a une. Ce n’est jamais la question.


Voulez-vous dire qu’il y a là un débat qu’on plaque sur la peinture pour éviter de la regarder ?


Quand on part sur ce terrain-là, on s’aperçoit que les gens ne s’intéressent pas aux tableaux. Ils ne s’intéressent qu’aux images. Pas à la peinture mais à la couleur. La peinture, pour moi, c’est d’abord de la matière.


Serait-ce parce que les gens ne s’intéressent qu’aux images que Music, quand il peignait ses paysages dalmates avec des chevaux, rencontrait une grande incompréhension ?


Pour ce qui me concerne, je regardais cela avec un grand intérêt. Music travaillait tout seul dans son coin, beaucoup le prenaient pour un imbécile. J’ai appris tardivement qu’il avait été dans les camps de concentration. Il en a sorti une œuvre absolument fabuleuse, un témoignage au-delà de toute appréciation, avec un métier superbe.


Est-ce qu’on peut faire, puisqu’on parle de Music, un rapport entre les visages défigurés de votre peinture et les visages de Music ?


Probablement…Mais quand je peins, je n’y pense pas. Il y a là, certainement, une façon commune de voir les choses, mais aussi une totale autonomie de nos expressions personnelles.


Il me vient à l’esprit une phrase du poète Dominique Fourcade : « Cette tyrannie de la nature du mot comparable à celle de la face d’un être humain dans l’ordre du portrait ». Cette idée de la tyrannie de la face me fait tout de suite penser à certaines de vos toiles.


J’ai envie de dire que j’aime bien tyranniser les portraits.


Et pourquoi donc ?


Il y a deux minutes, alors qu’on regardait certaines de mes peintures, je me suis dit que j’aimerais bien faire cela en cire : triturer de la cire pour sortir des portraits. Je ne déforme pas les visages par plaisir de déformer. Je les déforme pour arriver au maximum de l’expression.


Ce n’est donc pas la représentation qui importe, c’est l’expression, dans un sens pratiquement dynamique ?


Oui, il y a une dynamique du portrait. C’est très important cela. Un portrait, c’est un support comme un autre. Mais pour moi, c’est le meilleur.


Plus profondément, n’y a-t-il pas, dans votre peinture, et à un degré évidemment différent de Music, la trace d’une sensibilité aux évènements de la Seconde Guerre mondiale ? Notamment par les visages… Vous savez mieux que moi qu’une grande question s’est posée pour les peintres et pour tous les artistes après Auschwitz. L’art est- il possible ? Vos visages ne proposent-ils pas, comme ceux de Music, une réponse à cette question ?


Pour Music, c’est évident. C’est tout le temps à l’œuvre, avec toute la pudeur qu’il peut avoir. Moi je suis plus jeune que Music, d’un peu plus d’une dizaine d’années. Je n’ai pas vécu son expérience, mais j’étais dans l’histoire de cette époque. Il est probable que ça nous a tous marqués et que ça passe dans mes visages. Mais il faut mentionner ici un peintre comme Maryan. Les camps de la mort furent le drame de sa vie et la motivation de sa peinture.


Maryan et Music font donc partie d’une sorte de constellation de peintres dont vous vous sentez proche ?


J’y ajoute Eugène Leroy et, un peu plus loin, quelqu’un comme Maurice Rocher. Je crois que ce sont eux qui marqueront une certaine époque. Mais sitôt que je dis que je me sens proche d’eux, je ne voudrais pas qu’on croie que je suis influencé par eux. Quand on peint un tableau, on rentre la tête dedans, on ne sait jamais ce qu’on va peindre. Certes, je fais partie d’un courant, je sais que je ne peindrai jamais un Soulages. Mais, dans le moment de peindre, je ne pense pas plus à lui qu’à Music, Maryan ou Leroy. Et puisque je mentionne Soulages, je trouve que c’est un grand peintre, c’est un personnage que j’aime beaucoup. Sa peinture m’intéresse un peu moins que celle des autres… Mais il faut quand même un peu d’éclectisme. Il faut aussi regarder le témoignage des autres.


Le fait de ne pas savoir ce que sera le tableau, quand vous commencez à peindre, peut sans doute être relié à la diversité des motifs de votre peinture. Au-delà des visages vous peignez des marines, vous avez également peint des toiles plus proches des natures mortes - des verres, notamment - ainsi que des paysages urbains.


Cette diversité tient au fait que j’aime me promener, m’asseoir, regarder, enregistrer ce qu’il y a autour de moi. Les images qui m’ont marqué finissent toujours par ressortir. Par exemple, j’aime bien les cimetières de bateaux. Il y en a deux ou trois autour de Saint Malo. J’y vais assez souvent ; je regarde par terre ; on trouve des bouts de bois extraordinaires, des épaves incroyables. Il y a une épave d’un bateau en bois qui amenait les soldats américains pendant la Première Guerre mondiale. Cette épave est de toute beauté. Je l’ai vue, pour la première fois, il y a dix ou vingt ans. Un jour, en travaillant, elle m’est revenue comme un boomerang. Se promener, regarder, cela permet d’être influencé par des images à son insu. Quand je travaille, ces images reviennent comme une chose déjà vue.


Vous venez, je crois de faire allusion aux marines noires que vous avez peintes, il y a quelques années. Ce retour d’images plus ou moins conscientes, ne peut-on pas le rapprocher du travail de l’imagination ?


Je ne crois pas. Il n’y a pas d’imagination en peinture. C’est comme l’inspiration. Ça n’existe pas. Je n’ai pas d’inspiration. Je travaille ; et parfois, ça m’ennuie comme n’importe quel travail. Un peintre a mal aux pieds comme tout le monde, et travailler peut l’ennuyer profondément également.


Y a-t-il, pour revenir au mot du début, entre les différents motifs qui composent votre œuvre, une peinture qui pour vous soit plus importante ?


Le visage est plus important pour moi, certainement. Toute l’histoire de la peinture le montre. Ce qu’il y a de plus important chez Rembrandt, c’est le visage. Le portrait de l’homme au gant du Titien, c’est le visage. Après cela, il y a de très beaux tableaux, de très beaux paysages. Même chez Cézanne, le portrait de Madame Cézanne en tablier bleu est plus important que le Jas de Bouffant ou que ses pommes sur un compotier.


Parce que le visage est témoignage ?


Non parce qu’il est éternel, immuable, de toutes les époques. Chaque peintre peut raconter son époque à travers un visage. Le paysage ne change pas, vous me direz. Et sans doute est-ce faux ce que je dis, mais je le ressens comme ça. Écouter un homme qui vous parle ce n’est pas toujours intéressant ; mais écouter ce qu’il ne dit pas, le regarder, est toujours fascinant. Avez-vous déjà regardé à la télévision, les propagandes électorales en baissant le son ou en le coupant ? On voit tout de suite celui qui ment. Je crois que la parole est là pour masquer. Alors que le visage, et plus largement la façon dont le corps répond pour l’être humain, c’est plus intéressant que ce qu’il dit. Je vous assure que certains hommes politiques sans le son, on les comprend tout de suite !


Dans les marines, on sent, plus directement, une sorte d’improvisation dans la peinture. On a l’impression que la couleur est lâchée.


C’est une gestuelle pour moi. Alors que le portrait, ce n’est pas pareil : il y a une approche plus difficile. Pour être plus clair, un tableau, quelque chose comme Pedro de Luna chassé d’Avignon, vous pouvez mettre trois mois pour le faire. En fait, vous l’avez réalisé en dix secondes. Vous le reconnaissez en dix secondes. Tout ce qui s’est passé avant ne prend de l’importance que par rapport au dernier coup de pinceau que vous avez mis. Les marines sont prises dans un mouvement, les portraits, les tableaux ne naissent vraiment qu’avec le dernier coup de pinceau. Il m’arrive très souvent de passer des jours et des jours, des heures et des heures surtout, à peindre un tableau qui ne m’intéresse pas. Fatigué, épuisé, à 7 heures le soir, je donne un coup de pinceau qui me le fait voir. Il n’y a pas la même approche pour les marines, seulement le geste de peindre qui se résout, lui aussi, dans l’instant.


Faire un tableau, c’est donc passer plein de moments à ne pas peindre, n’est‑ce pas ?


C’est plein de moments à regarder, à penser, à lire, à écouter de la musique, à se promener. Et puis le geste survient ; je crois vraiment qu’on reconnaît son tableau en dix secondes.


Un tableau peut-il avoir plu à une époque, et un an après, dix ans après, n’avoir à vos yeux qu’une valeur moindre ?


Il faut toujours se méfier de son mauvais goût. Souvent, il m’arrive d’aller me coucher le soir, en étant sûr d’avoir fait un chef-d’œuvre. Et le lendemain, quand je le regarde, je constate que ce n’était pas terrible. L’inverse est aussi vrai. Je peux avoir l’impression de n’avoir rien fait de bien pendant toute une journée et constater le lendemain que ce n’était pas si mal et qu’il y a peut être une possibilité de voir le problème autrement. Le travail devient alors un combat.


Vous arrive t-il de reprendre un tableau plusieurs années après l’avoir peint ?


Je ne crois pas, parce qu’un tableau, c’est fait dans l’instant. Ça ne m’intéresserait pas de le reprendre quelques années plus tard. On voit tout de suite que c’est un rajout et qu’il n’est pas motivé par le même geste que tout le reste de la toile. Non, je fais assez rarement cela, sauf lorsqu’il y a un détail de finition qui me chiffonne. Un tableau, quand je le trouve mauvais, je le détruis. S’il a l’air passable, je le garde. Et s’il s’avère, six mois après qu’il est mauvais, je le détruis. Ainsi vont les choses. Il m’est tout de même arrivé, deux ou trois fois de repeindre sur des tableaux. Ainsi, en 1996, j’ai repris un tableau raté de l’année précédente. Le résultat, cette fois-ci, me satisfait pleinement.


Qu’est ce qui vous permet de juger une œuvre ? Le recul uniquement ? Mais si c’est le cas, s’agit-il du recul du temps ou du simple fait de se reculer de la toile… ?!


C’est difficile à déterminer. Je crois qu’on est pris très souvent à terminer un tableau pour de mauvaises raisons. Il y a une certaine complaisance, peut être. Quand on est resté trois jours sur le même tableau, sans arriver à rien, on a tendance à être indulgent avec soi-même. Seulement cette indulgence ne tient pas au bout de deux ou trois semaines : on finit par détruire le tableau.


Claude Michel Cluny, un poète, dit ainsi que « nous créons par défaut ».


Je ne suis peut-être pas persuadé qu’un tableau puisse être, un jour, terminé. On a posé une fois la question à Picasso : « Quand arrêtes-tu un tableau ? » Il nous a répondu : « Moi, j’examine le tableau. Quand je juge qu’il y a quelque chose à faire du point de vue esthétique, je ne le fais pas. Si c’est pour des raisons d’expression, je le fais ». Je trouve que c’est une très belle réponse. Je crois que j’ai entendu Bram Van Velde me dire à peu près pareil.


Tout cela me fait penser à l’histoire que vous m’avez racontée, un jour, de Giacometti, arrivant avec un tableau pour remplacer celui qui était accroché dans une exposition.


C’était au salon de Mai. J’arrive avec ma femme, le matin, pour visiter, alors qu’il n’y avait pas encore de public. Alberto Giacometti a d’un coup surgi, un tableau sous le bras. Il venait changer le sien, parce qu’il n’était plus satisfait de celui qu’on avait accroché. J’ai des souvenirs assez étranges de Giacometti. Je me rappelle un jour où l’on avait rendez-vous pour déjeuner avec lui. Quand on est arrivé dans son atelier, il était en train de faire une petite sculpture de 30 cm. Il continuait de travailler, alors on a fini par lui demander s’il venait manger. Il a regardé sa sculpture et, avec ses grosses mains, l’a écrasée, en disant : « Elle a vécu ».


Ces histoires, loin d’être uniquement anecdotiques, font ressortir deux points qui me paraissent importants. D’une part, la tension qui peut exister entre contrainte et liberté dans le travail du peintre ou du sculpteur ; d’autre part, la nécessité pour l’artiste d’être son propre critique.


Je suis tout à fait d’accord avec vous. En ce qui concerne la critique, je dois dire que je suis aidé par mon épouse. C’est elle mon premier critique, sans concession. Une critique idéale parce que parfois féroce. Et, par rapport au jugement que je porte sur ma peinture, je trouve qu’on devrait faire une distinction entre la propriété et la propriété artistique. Il m’arrive de voir certains de mes tableaux que je n’aurais jamais dû laisser sortir parce qu’ils ne sont pas bons.


N’est-il pas quelquefois difficile de vous séparer d’une toile ?


Il y en a quelques-unes que j’aime garder. Je n’aime pas quand un tableau part aux Etats-Unis ou en Angleterre : je ne le vois plus. J’ai l’impression d’en être doublement séparé. Quand il est en France ou en Belgique, je peux toujours demander au collectionneur de me le remontrer, de me le prêter pour une exposition...Que les mangeurs de soupe s’en aille aux Etats-Unis, par exemple, cela me désespère.


On a parlé des visages, des marines. Maintenant, les paysages et principalement donc, les paysages urbains. J’ai l’impression que ce motif est intermédiaire entre les visages et les marines. Pouvez-vous dire quelle place exacte occupent ces villes dans votre travail ? J’y pense parce que j’ai sous les yeux la Cathédrale.


Ce tableau précis, c’est toute proportion gardée, une parenthèse entre Monet et moi. C’est un moyen de montrer que le motif n’appartient à personne et qu’il peut être repris, renouvelé, qu’il peut évoluer. C’est comme le visage, dans ce sens. Peindre une ville, ça n’a de sens que si l’on se mesure au motif en cherchant à le renouveler. Et la ville, d’une manière générale, c’est un motif comme un autre.


C’est dans ce sens qu’il faut comprendre votre habitude de reprendre des motifs, ici à Monet, là à Goya, vous venez de mentionner les Mangeurs de soupe, par exemple ?


Il y a des lignées de peintres. La reprise des thèmes me permet de souligner le fait que je m’apparente plus à Goya, à Daumier et à James Ensor. J’ai une grande passion pour ce dernier, même s’il n’a été un grand peintre que de 1880 à 1888. L’entrée de Jésus à Bruxelles, c’est son chef-d’œuvre.


Vous voulez dire que vous reprenez des motifs à certains peintres pour vous inscrire dans une lignée ? Mais celle-ci, on peut la voir, sans qu’il soit nécessaire de reprendre les mêmes compositions, vous ne croyez pas ?


Evidemment. Une lignée, ça se fait de soi-même. Il est parfaitement normal qu’on puisse se retrouver dans les expressionnistes, les peintres religieux, les peintres classiques…C’est simple d’ailleurs, quand on veut faire un geste classique, on fait un geste horizontal, quand on veut faire un geste mystique, on fait un geste vertical.


Dès lors quelle est votre motivation lorsque vous peignez Les mangeurs de soupe?


Ma femme me posait cette question l’autre jour et je lui ai répondu, vous m’excuserez, que c’était pour faire chier les peintres. Je trouve qu’à l’heure actuelle, il y a une permissivité dans la peinture qui est de la faute de tous les peintres du XXè siècle. Il y a eu de très grands peintres, comme Picasso. Mais ce qui m’ennuie avec lui, ou plutôt avec ses admirateurs, c’est que sa peinture a permis à de mauvais peintres de croire qu’ils étaient aussi capables que lui. Et c’est là-dessus que s’est greffé tout un discours sur l’opposition entre peinture moderne et peinture ancienne. Pour moi, il n’y a que de la peinture. Je suis obnubilé par cette idée. J’aimerais qu’on puisse regarder un tableau de moi, et plus largement un tableau contemporain, comme on regarde un Goya, c’est-à-dire dans les mêmes dispositions critiques. C’est cela qui permet de bien regarder Goya, c’est cela qui permet de voir l’actualité du tableau contemporain.


Qu’est ce qui fait son actualité ?


Le métier a changé, l’expression a changé, la gestuelle, la rapidité. Au XIXè siècle, vous écriviez une lettre à quelqu’un, elle mettait quinze jours pour lui arriver, il avait quinze jours pour y répondre, elle mettait quinze jours pour vous parvenir. Maintenant, on prend le téléphone, on vous pose une question et vous devez tout de suite répondre, prendre une décision. Dans la peinture, dans l’art d’aujourd’hui, cette rapidité intervient également. Une architecture du début du siècle à Paris demandait à ce que l’on sculpte les balcons. Il n’y a qu’à regarder le boulevard Raspail pour s’en convaincre. On avait le temps de les regarder, ces balcons. Maintenant on passe en voiture à 50 km/h devant une architecture et il faut qu’elle vous laisse une émotion. Et je pense, ici, à l’Institut du Monde Arabe. Vous passez devant en voiture et ce bâtiment vous impressionne. Je crois que la vitesse, le fait de pouvoir aller à New York en 4 heures, ça a tout changé. Regarder un tableau de Goya et la reprise que j’en donne cela permet, notamment, de sentir cette évidence de la rapidité à notre époque.


C’est bien, je crois, d’arriver sur New York, parce que la rapidité dans la peinture, n’est-ce pas une invention de la peinture américaine, des peintres comme De Kooning ?


Les Américains ont réussi à créer une émotion à travers la rapidité. Ils me l’ont appris.


Plus que Picasso ?


C’est un gigantesque peintre. Mais, je vais vous faire un aveu honteux, j’ai toujours eu envie de faire le contraire de ce qu’il faisait. Il y a une apparence de métier trop facile. Et Dieu sait pourtant s’il savait faire. Quand je regarde l’œuvre de Picasso, je suis devant l’œuvre d’un magicien génial, et quand je me trouve devant L’homme au gant du Titien, je me trouve devant un peintre.


Dépasser la chronologie, faire qu’on regarde un tableau du Titien de la même manière qu’un Picasso, cela semble vous être très cher. C’est intéressant parce qu’ainsi vous dépassez une opposition classique de la peinture du XXè siècle, celle qui consiste, peut être caricaturalement, à opposer Picasso et Matisse. Je n’ai pas l’impression que vous soyez très proche, non plus, de l’univers de Matisse.


Il y a des peintres qui me laisseront éternellement froid, comme Matisse, comme Paul Klee. C’est moi qui ai tort du reste. Mais j’ai 73 ans et j’ai peut-être la permission de dire ce que je pense. Ça n’engage que moi.


Que pensez-vous de quelqu’un comme Dali ?


Je crois que c’est un génie, qui a modifié la façon de voir, de raisonner, de parler, de se présenter. Il a inventé la publicité, la façon de se servir des médias. C’est un génie et c’est un des plus mauvais peintres que je connaisse. Mais si les gosses mettent des moustaches à tous les hommes politiques au moment des élections, c’est que Dali est passé par là.


Dali ou Duchamp ?


Dali ou Duchamp, oui. À cause de la Joconde. Mais il y a une grande différence, c’est que Duchamp était un grand peintre. Le Nu descendant l’escalier, La mariée mise à nue par les célibataires mêmes, ce sont des grands tableaux. Duchamp, c’est un monsieur qui a un jour décidé d’exposer un sèche bouteille. Dans son idée, il voulait qu’on lui prouve que ce n’était pas une sculpture. Et il a posé un problème réel et intelligent. Que maintenant, on vive sur le fonds de commerce de Marcel Duchamp, quatre-vingts ans après, ça me semble un peu dérisoire. Il faut bien considérer que le XIXè siècle s’est terminé dans un pompiérisme à la Bouguereau et que le XXè finissant crée un académisme pire que celui-là.


Vous voulez parler de l’art conceptuel ?


Oui, c’est le conceptuel, les travaux faciles à faire chez soi.


Mais pour la vidéo, par exemple, n’y a-t-il pas un intérêt possible quant à cette forme, vis-à-vis de la rapidité ?


Sûrement, mais c’est un autre métier. Moi je ne vous parle que de peinture. Il est même peut être intéressant de voir un sac de charbon sur un parquet bien ciré. Mais ce n’est pas mon métier et ça ne m’intéresse pas. Cela ne veut pas dire que ceux qui font ça soient tous nuls, même si j’ai plutôt tendance à le croire. Le mode de fonctionnement de ce type d’expression, c’est le scandale. Or ce scandale ne scandalise plus personne, c’est tout de même paradoxal. Maintenant, on nous invente le dérisoire, qui, au fond, ne prendra plus rien en dérision. Il y a eu un académisme du scandale, un académisme de la provocation, et il y aura l’académie de la dérision. Pendant ce temps-là, je crois qu’il restera toujours un grand sculpteur, un grand peintre, etc.


Comment expliqueriez-vous cette pérennité ?


Je pense que les choses n’ont pas changé. A la fin du XIXe siècle, trente toiles de Cézanne pouvaient s’acheter pour le prix d’un Bouguereau. Bizarrement, à chaque époque, il y a des gens comme Barnes, ou comme Stephane Janssen actuellement. Il y aura toujours des collectionneurs. La peinture, elle est faite de 200 personnes dans le monde - ça fait peu - qui sont collectionneurs et qui sont capables d’acheter de la peinture. Et il n’y a qu’une façon, pour un collectionneur de ne pas se tromper, c’est d’acheter ce qu’il aime. J’ai vu des collectionneurs, qui achetaient des couchers de soleil sur des bruyères en fleurs quand ils avaient vingt ans, acheter des Mondrian à 80 ans. Je n’ai jamais vu le contraire…Il y a quand même une logique.


C’est ce qu’on peut appeler l’éducation du regard ?


Picasso disait que la peinture, c’est comme du chinois, ça s’apprend. Les collectionneurs entraînent des satellites. Et l’on revient à ce que je disais tout à l’heure sur l’aspect parfois positif du snobisme.


Est-ce que cela veut dire que le spectateur devant un tableau est presque dans la même situation que le peintre ? Le spectateur n’est jamais sûr de ce qu’il voit et le peintre ne sait pas comment il va terminer la toile qu’il a entreprise.
Personne ne sait rien sur le moment. Moi si je savais ce qui va m’arriver quand je sors à deux heures de l’après-midi, je vous assure que je ne sortirais pas… Ça ne m’intéresse pas de vérifier des évidences. Pour les peintres comme pour les collectionneurs, c’est le temps qui abat les masques, et l’on n’est jamais là pour voir.


Cet aspect improbable, sur lequel vous insistez, participe-t-il du plaisir de la peinture ?


Le plaisir de la peinture ? Moi, j’ai toujours envie d’être violent dans ce cas d’espèce. Je trouve qu’il n’y a rien de plus inepte que de faire de la peinture. Et il n’y a encore rien de plus inepte que de ne pas pouvoir faire autrement que d’en faire. J’ai toujours été à mon atelier avec des pieds de plomb, j’ai toujours fait tous les bistrots avant. Et quand j’y arrive, je commence par résoudre un problème d’échec. Mais il faut être présent dans son atelier pour ne pas rater le moment où les choses commencent. Alors la joie de peindre…


Vous avez l’air de vivre cela comme une condamnation.


Il y a tout un tas de clichés qui m’agacent. Le peintre qui peint pour lui, l’écrivain qui écrit pour lui, le musicien qui fait de la musique pour lui. J’ai rarement connu des peintres qui faisaient de la peinture en espérant ne jamais être regardés, rarement vu des hommes de lettres écrire en espérant n’être jamais lus, de même qu’un musicien n’être jamais être écouté. Autrement dit, il faut revenir à des notions saines, on peint pour les autres. Il ne faut jamais oublier cela. C’est un travail, c’est tout. Et ça peut être douloureux.


Il s’agit en fait d’impliquer l’autre dans son travail. C’est en ce sens qu’on peut penser à l’aphorisme de Char qui dit que « Le poème est toujours marié à quelqu’un ».


Oui, c’est cela, toute œuvre d’art est toujours mariée à quelqu’un.


Je ne sais pas, toutefois, si on peut évacuer si facilement le plaisir de peindre, même s’il vient après une longue période d’ennui, pour éviter de parler de douleur.


C’est essentiel, certes, mais ça dure dix minutes. C’est précisément ce que je vous disais tout à l’heure quand je vous disais que le tableau se fait en dix secondes. Je me souviens avoir peiné sur un tableau plusieurs jours de suite. Le désespoir le plus total. À un moment, je me suis mis à peindre, une grande joie de peindre. Ça a duré une demi-heure et le tableau était fini. J’ai regardé ce tableau, je me suis aperçu que c’était un horrible personnage sur une balançoire. Je l’ai toujours trouvé magnifique. Je lui ai cherché un titre et je l’ai appelé : Que ma joie demeure.


En fait, j’ai l’impression que, pour apprécier la peinture, selon vous, il faut commencer par faire tomber une série de clichés.


En général, dans les salons, le peintre, l’artiste, ça évoque la vie de bohème. Or, tous mes amis, je pense à Alechinsky, par exemple, mènent une vie contraire à ces clichés. Détruire les clichés, c’est une de mes préoccupations journalières. Ma femme dit même que sitôt que j’ai quelqu’un devant moi, j’essaye de le déstabiliser. Mais je ne suis pas un provocateur. Certes, la provocation peut faire du bien comme l’insulte, mais en général ça ne sert à rien.


Déstabiliser, qu’est-ce que c’est ?


C’est de l’ordre de l’humour. Une fois, je parlais avec Vadim. Et il m’a dit cette phrase merveilleuse : « L’humour, c’est de ne jamais perdre la notion du contraire de ce qu’on dit et de ce qu’on fait ». Je m’aperçois que déstabiliser c’est introduire dans le cerveau des gens la notion du contraire de ce qu’ils disent. Et ça vaut également pour moi. En fait, je me bats contre l’image rassurante que les bourgeois ont des artistes et des créateurs.


Ce qui est évacué par les lieux communs, c’est le travail.


Les gens ne comprennent pas que le travail, c’est d’abord se dérouter soi-même. Je crois qu’il faut jouer à cache-cache avec soi-même, afin de communiquer aux autres. Je tiens beaucoup à cette idée. Un des plus beaux clichés que je connaisse, je le répète, c’est de dire qu’on peint uniquement pour soi. On entend parfois : « Si j’étais dans une île déserte, je peindrais ». Celui qui dit une telle ânerie commencerait d’abord par chercher à tuer un lapin pour le manger !


La multiplicité des motifs dans votre peinture va t-elle également dans le sens d’une déstabilisation ?


Exactement. Le peintre ne doit jamais oublier de garder une certaine distance entre son œuvre et lui-même. C’est l’humour qui permet cette distance. Mon père avait une formule pour dire cela : « Fais ce que je te dis, ne fais pas ce que je fais ».


Il y a donc, toujours, dans la peinture, dans le geste pictural plusieurs niveaux qui fonctionnent en même temps : Une dimension technique, une dimension sérieuse, une dimension humoristique… ?


C’est la complexité de ce qui vous entoure, la vision qu’on a eue le matin ou quatre ans auparavant et qui vous revient, qui composent le tableau. Mais la prémonition de ce qui arrive peut également intervenir.


Que voulez-vous dire par là ?


Je ne me suis jamais bien expliqué tout cela. Mon ami Stephane Janssen m’a téléphoné au moment de la guerre du Golfe pour me dire que les images qu’ils voyaient à la télévision de cette affreuse guerre, ressemblaient exactement aux tableaux que j’avais peints, trois ans auparavant. Je pense que tout peintre a une prémonition des choses. C’est cela qui peut rendre possible le fait que son œuvre reste. Si le monde avait écouté les artistes allemands de 1930, les peintres, les écrivains, les cinéastes de cette époque-là, on n’aurait peut-être pas eu les malheurs qui nous sont tombés dessus. J’ai vu une exposition qui s’appelait « Berlin, les années 30 ». Je suis sorti de là bouleversé. Comment les gens n’ont-ils pas compris ce qui allait se passer ? Tout grand peintre est un visionnaire. Regardez Goya. Et aujourd’hui, comment les gens ne comprennent-ils pas ce qui nous menace ?


Vous donnez là une dimension tragique à votre peinture.


Elle est évidente, je crois. Mais pour en rester à l’humour, je crois que c’est inhérent à moi. Ça fait partie de ma logique. Tout comme de rencontrer des gens. On dirait une manie. Je ne peux pas me promener sans rencontrer du monde. La première personne que j’ai rencontrée à San Francisco, c’est Henry Miller. En fait je me trouve toujours dans des endroits où ce type de rencontre est possible. Autrement dit, je n’ai jamais rencontré un magistrat ou un commissaire de police.


C’est ainsi que vous avez rencontré Einstein, je crois ?


Oui je raconte souvent cette histoire. Je l’ai rencontré une fois. Lui disant au revoir, alors que j’allais à Chicago, j’ajoute ce lieu commun un peu stupide : « Et c’est long ! » Il m’a répondu : « Oui, ce sont les cinquante derniers kilomètres qui sont longs… ! »


Ces rencontres peuvent-elles intervenir dans votre façon de peindre ou est-ce que ça n’a aucun rapport ?


Ça fait partie de la vie. La peinture, c’est toujours du côté de la vie, quel que soit le sujet peint. Il y a des gens qui m’ont modifié, évidemment. J’étais très ami avec Serge Poliakoff. Il m’a appris beaucoup de choses… Mais pas directement en peinture. Là, il n’avait rien à m’apprendre.


En somme, il y aurait une frontière entre la vie de peintre et la vie de tous les jours, pour parler grossièrement ?


Je le crois, mais je sais aussi qu’elles se confondent de temps en temps. Et ça fait un tableau !


Parmi les gens que vous rencontrez, je suppose qu’il y a des collectionneurs et des marchands.


Oui et parmi eux, parmi les marchands surtout, j’ai de bons amis mais aussi de bons ennemis. Il y a pas mal de faux marchands. En période d’euphorie, il se crée une galerie par semaine. Les bons marchands restent en période de crise parce qu’ils ont des stocks superbes, les autres disparaissent. Les bons marchands restent parce qu’ils enfoncent le même clou tous les jours. Les collectionneurs, les collectionneurs véritables, je veux dire, ce sont toujours des amis. D’une manière générale, il y en a deux par pays… Il suffit d’en connaître vingt et l’on vit toute sa vie !


C’est important donc qu’un marchand suive une ligne bien précise ?


Il y a des marchands chez qui l’on se sent bien et d’autres non. Je ne me vois pas par exemple, aller dans les galeries d’art moderne demander à être exposé à côté d’une installation quelconque.


Mais aujourd’hui est-ce que vous n’avez pas l’impression qu’il y a une tendance dans beaucoup d’endroits à accrocher tout et n’importe quoi ou plus exactement à proposer des formes d’expression complètement antinomiques, sans se soucier des conséquences d’exclusion que ces formes projettent les unes par rapport aux autres ?


C’est vrai. C’est désespérant de faire la rue de Seine. La seule façon de sortir d’une crise comme aujourd’hui c’est de jouer la qualité. Je vous disais qu’il y a deux cents collectionneurs dans le monde ; ceux-là ne se trompent pas et viennent toujours acheter. Sauf en pleine euphorie : c’est trop cher. Aujourd’hui ce sont eux qui font les salles des ventes et rachètent à vil prix les œuvres qui les intéressent.


Mais le rôle de marchand en même temps, c’est aussi de faire découvrir en prenant des risques ?


Faire découvrir, savoir vendre et aimer ce qu’on montre c’est indissociable. Il n’y a rien de plus désagréable que de voir, comme j’ai vu récemment dans une galerie, un de Staël retourné contre le mur. J’ai vu un client arriver et dire qu’il venait pour ce tableau. Ils ont discuté du prix sans le retourner, c’était terrifiant. Peut-être le connaissaient-ils. Quoi qu’il en soit, quelle que soit l’amitié que je peux avoir pour certains d’entre eux, les marchands de tableaux sont toujours moins visionnaires que les peintres.


Vous voulez dire que le public de la peinture est toujours en retard ?


Le public, d’une manière plus large, trimballe cent vingt années de retard. Une dame, l’autre jour, me disait qu’elle aimait la peinture moderne et, pour preuve, elle me citait Monet. Ça a l’air caricatural, mais c’est plus fréquent qu’il n’y paraît ce genre de phrase. Les marchands de tableaux sont moins en retard, sans doute : une quinzaine d’années leur suffit. Un peintre, ça change toujours, ça évolue. Le marchand, lui, il préfère classer les peintres, c’est plus facile pour lui. Et quand on arrive avec des toiles nouvelles, ça le dérange beaucoup. Il ne comprend pas toujours très bien. Il faut remettre en cause son classement, ça l’embête.


Les bons ennemis dont vous venez de parler, ce sont eux qui classifient tout de suite ?


Non ce sont ceux qui ne s’intéressent qu’au marché de la peinture. Le marchand, certes, est là pour faire de l’argent, mais pas uniquement.


Aujourd’hui, la situation n’est-elle pas plus complexe qu’avant à cause de ce qu’on appelle la crise ?


Je parlais à un marchand l’autre jour qui me disait que la crise était salutaire, qu’elle allait supprimer les mauvais peintres. Vous parlez à des critiques, ils vous disent la même chose : la crise, c’est merveilleux, ça supprimera les mauvais critiques et ainsi de suite pour les marchands, les écrivains, etc. Ils ne se demandent jamais s’ils ne sont pas mauvais marchands, mauvais critiques, mauvais collectionneurs ? Un tri se fait. Quand la peinture redémarre, les bons reviennent. Aujourd’hui, j’ai l’impression, quand on parle de la crise, que certains marchands pensent que la fin de la crise ce sera quand les choses reviendront comme avant. C’est d’une naïveté incroyable. Il faudrait qu’ils fassent preuve d’esprit d’invention.


Comme avant, c’est un mythe ?


Pas seulement. Il y avait une inflation extravagante. On arrive à des aberrations. Un jeune peintre pouvait vendre ses toiles plus de 300 000 francs. Il y a des gens qui sont au RMI : ce genre de situation n’est pas supportable. J’ai eu la chance de toujours vivre de ma peinture sans jamais me battre pour qu’elle vaille très cher. Ça a tout le temps d’arriver quand je serai mort, si jamais ça arrive.


C’est une question d’honnêteté ?


Pour arriver à ce stade-là, il faut être très médiatique. Moi, même si je n’y fais rien, je suis dès huit heures du matin dans mon atelier. J’y écoute de la musique. Ça me fait plaisir quand on parle de moi en bien, évidemment. Mais je ne ferai jamais des pieds et des mains pour que ça arrive. Je suis d’ailleurs sidéré par une chose, qui va dans le sens de vos questions. Aujourd’hui, il n’y a, pour ainsi dire, plus de critique d’art. Ça me désespère surtout pour les jeunes peintres. J’ai connu une époque où il fallait convaincre le critique. Ça n’existe absolument plus.


Comment expliquez-vous cette disparition de la critique ?


Par le besoin de vouloir faire se déplacer les gens. Tout est médiatique. Tout est placé sous le signe du spectacle. Autrefois, les critiques, il fallait les convaincre. Je me souviens du début du dernier article que j’ai eu. Ça commençait ainsi : « Un homme à qui Paul Rebeyrolle donne son âne ne peut pas être foncièrement mauvais. » C’est drôle mais ce n’est pas de la critique. Quand des hommes comme Tapié, comme Charles Estienne ou plus avant encore, comme Octave Mirbeau faisaient une critique, ils la vivaient réellement. Quand Octave Mirbeau parle de Rodin, c’est analysé et ressenti ; et quand il n’aimait pas quelque chose, il le disait. Aujourd’hui, la plupart des critiques d’art ne regardent plus les expositions. Ils s’en vont après avoir pris le dossier de presse et ils rédigent leurs papiers, sans se soucier aucunement de la peinture.


On peut avoir aussi l’impression que quand certains critiques sont un peu plus pertinents que les autres, le système les transforment en stars. Et leur esprit de discernement s’en ressent : c’est une sorte de privilège qu’ils accordent aux peintres de bien vouloir faire un papier sur eux. Autrement dit, c’est le monde à l’envers.


Et en littérature, c’est pareil. Quand je pense à la critique littéraire de la télévision, il y a de quoi rire. On parle de tout, sauf de littérature et avec le fallacieux prétexte de démocratiser la lecture. Et à la fin de l’émission, le livre est bien montré, c’est celui-là qu’il faut acheter puisqu’on vient d’en parler ! Ça n’a aucun intérêt en somme.


Le monde médiatique aurait donc tué la critique parce qu’il ne suscite pas la réflexion mais impose un jugement tout fait ?


Je me souviens encore, il y a une vingtaine d’années, dans mon atelier, j’écoutais l’après-midi les interviews de Paul Léautaud. C’était génial. On était pendu à son poste. Le verbe était haut, souvent méchant. Ça me fait penser à mot de Satie à une dame qui lui disait : « Vous savez, Maître, je n’aime pas du tout Debussy ». Satie lui a répondu : « Rassurez-vous, Madame, ça n’a aucune importance ». C’est souvent ce qu’on a envie de répondre aux gens qui jugent d’une œuvre au gré du vent. On ne peut pas juger comme le fait notre époque, en passant. Il faut regarder, prendre son temps, accepter d’être dérouté, aller en profondeur. C’est très difficile de trancher.


Cela dit il reste certainement aujourd’hui de véritables critiques.


J’aurais plutôt tendance à dire qu’il y a deux types de critiques. Certains en font un métier journalistique, informent de telle ou telle manifestation et n’ont pas grand-chose à écrire sur la peinture. D’autres ont plusieurs cordes à leur arc et savent incidemment parler de peinture. Je pense à Lydia Harambourg, Jean Clair, Philippe Curval et à Dagen.


Voulez-vous dire par là que le peintre a mieux à faire que d’attendre les critiques ?


Évidemment, il ne faut pas attendre ce qu’on vous dit, de bien ou de mal, pour essayer de travailler. Je me souviens d’un critique d’il y a 40 ans qui s’appelait Ginderthal. Parlant de moi, il disait que j’avais un métier extraordinaire et que je cachais mes faiblesses avec des artifices de très haute volée. Ça m’avait fait râler au départ, mais finalement j’ai trouvé que c’était vrai.


Le métier, c’est quoi ?


La connaissance de sa technique, le fait de savoir la dépasser et de savoir également cacher les choses qui ne vont pas bien.


C’est l’opposition que vous faites quelquefois entre le génie et le talent ?


Oui. C’est un peu vrai. Je trouve qu’on vit à une époque où il y a trop de génies et pas assez de talent. Le métier, c’est le talent. Renoir disait que le génie c’est soixante-dix ans de métier. C’est à peu près la même idée, finalement. C’est fou ce que je peux voir comme génies à l’heure actuelle. Des génies sans aucun talent, il y en a partout. Le talent, c’est le savoir-faire.


C’est très classique en somme : « Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage » ! mais la réflexion de Ginderthal ne laisse t-elle pas voir ce que doit être le critique ? Celui qui donne des pistes aux autres pour permettre un discernement plus grand.


On ne voit plus du tout cela… Ou enfin trop rarement. Les critiques de Mirbeau pour reparler de lui, c’étaient celles d’un visionnaire. Et Michel Tapié également : avoir écrit en 1951 ou 1952 Un art autre ! Quand on le regarde presque cinquante ans plus tard, il n’y a pas d’erreurs.


Ce manque de discernement, n’avez-vous pas l’impression qu’il est entré dans tous les musées ? Il faut tout montrer sur le même niveau, sans jamais prendre le risque d’un choix. Au musée d’Orsay par exemple, les pompiers sont au même niveau que Gustave Moreau ou que les impressionnistes. Le public est amené à tout prendre pour de la bonne peinture. C’est une pseudo-volonté de culture encyclopédique qui cache l’indigence du jugement. Vous ne croyez pas ?


C’est vrai. Mais notre époque est tout de même passionnante.


Pourquoi ? Parce que c’est une époque de transition ?


On arrive à une époque où il est évident que les vraies valeurs vont finir par éclater. En ce moment, pour des raisons commerciales, on essaie de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Tôt ou tard - probablement, je ne le verrai pas - les vraies valeurs vont apparaître. Le temps ne se trompe pas. Il en a toujours été ainsi. Au XIXè , on achetait cinquante tableaux de Cézanne pour le prix d’un Carolus-Duran. Il faut laisser le temps au temps, comme disait Mitterrand. Quand on regarde L’atelier de Courbet, tous les peintres y sont. Fantin-Latour aussi, il ne s’est pas trompé sur les écrivains. Le bateau-lavoir, c’est pareil, avec Stravinsky, Reverdy, Picasso. On finit toujours par rencontrer ceux qui comptent.


Paradoxalement aujourd’hui, alors qu’on est à une époque dite de communication, n’avez-vous pas l’impression que les rencontres sont plus rares et difficiles ?


C’est significatif cela. Il n’y a plus de secret. Vous pouvez manger au restaurant à côté d’un type qui fait ses affaires. Le plaisir de rencontrer les gens, c’est extraordinaire. Enfin je ne sais pas, c’est peut-être moi qui vieillis. C’est difficile de porter un regard sur ses contemporains.


Ce qui est primordial pour vous, dans le regard que vous portez sur vos contemporains, c’est de savoir discerner ceux qui vont dans le même sens que vous ?


Je regarde toujours le tempérament du gars, sa façon d’être. Je me souviens de Gérard Fromanger. Je n’aime pas sa peinture, mais je l’adore comme être humain et pour moi, c’est un artiste. Son comportement est celui d’un artiste authentique. Il est venu me trouver quand il avait vingt ans. Il m’a tenu un langage que je ne pourrais plus transcrire exactement. Il disait que ça marchait bien pour moi, qu’il avait horreur de ce que je faisais. Mais comme ça marchait, il disait vouloir savoir comment je faisais. Par rapport aux flatteurs qu’on peut rencontrer, je me suis dit que celui-là sortait du lot. C’est en effet un être merveilleux, un humoriste extraordinaire.


Je suppose qu’il y a beaucoup de gens qui viennent vous voir pour vous demander votre secret.


Et si j’avais un secret, je le leur donnerai. Le nombre de gens qui regardent ma pâte et qui me demandent comment je fais…Je leur dis toujours, je leur explique. Mais si le type fait pareil que moi, alors il fait moins bien. S’il a du talent, il fait autre chose. Un artiste qui ne donne pas ses secrets, pour moi, est suspect. Les secrets ne résistent pas au travail de la toile. Et la force d’un tableau ne se résume jamais à des secrets. La force d’un tableau, c’est ce qu’il dégage.


Le travail dépasse la technique ?


Je donne mes moyens techniques pour favoriser la recherche des autres mais pas pour qu’ils travaillent dans la mienne. Ça n’aurait, pour celui qui imiterait ma recherche, aucun intérêt. L’Ecole des Beaux Arts, en ce sens, c’est la chose la plus inutile qui soit. Je peux vous apprendre à faire de la peinture en deux semaines, après vous vous débrouillez. Et de plus, aller reconnaître dans une génération de 25 ans celui ou celle qui a du talent, moi j’avoue que je ne sais pas. Je ne sais d’ailleurs pas ce que je vaux en peinture et je ne le saurai jamais probablement. Pourtant, c’est peut-être paradoxal, mais je crois que j’aurais été un bon professeur.


Qu’entendez-vous par cette expression ?


Le bon professeur c’est celui qui aide son élève à se trouver et qui lui permet de ne pas croire que l’art se limite aux recettes qu’on lui donne. Il faut ouvrir les portes du métier. Et puis l’élève doit trouver tout seul, s’il en a le désir et la force. Je pense que j’aurais pu être un bon professeur parce que j’adore le contact avec les jeunes.


Parce que ça rejaillit sur votre pratique de la peinture ?


Oui. C’est la vie, il y a des échanges. Les relations véritables aident à vivre.


C’est là que se trouve l’influence ? Ce n’est pas le fait que tel peintre soit influencé par tel autre ; c’est le fait que tout puisse se retrouver dans la peinture que vous faites ?


Exactement. Tout peut passer dans la peinture, tout peut s’impliquer dans elle. J’adore les contacts comme ça. L’autre jour, il y a un pêcheur qui est venu avec 4 homards. Lui, la peinture, ça lui passe au-dessus de la tête. Mais il a un contact extraordinaire avec elle. Tout d’un coup, il voit une grande toile et il me dit que c’est beau comme une peinture préhistorique…Des compliments comme celui-ci, on ne m’en a pas souvent faits. Et puis après je lui ai montré une petite gouache faite sur zinc. Il a regardé et il a dit : « C’est beau et puis c’est lourd ». C’est merveilleux. Un type instruit ne vous dit que des platitudes. Il dit que ça fait penser à Untel. Les gens instruits connaissent toujours des peintres, dont je n’ai jamais entendu parler, et qui leur permettent de briller dans les salons... D’ailleurs, ils connaissent peut-être un grand peintre, qui travaille dans son coin et qui sortira un jour. Je me méfie toujours de ça, parce que ça peut exister… !


En même temps, le fait de vous demander si vous connaissez Untel ou de dire que votre peinture fait penser à un autre, c’est un moyen de se rassurer et aussi de ne pas regarder ce que vous faites.


C’est un moyen de dire qu’ils connaissent un peu la peinture puisqu’ils connaissent un peintre. Il ne m’est arrivé qu’une seule fois qu’on me cite un bon peintre. C’était un copain, Albert Bitran. Sinon les gens instruits ne connaissent vraiment rien aussi longtemps qu’ils prennent l’art pour l’expression du beau. Ils ne pénètrent jamais dans le monde de l’art qui n’est pas fait pour nous rassurer. Une dame me disait l’autre jour qu’elle n’aimait que le beau. Grand bien lui fasse ! Elle avait, du reste, épousé un imbécile fort laid. Mais ça aurait été trop facile de lui demander ce que c’est que le beau. À un moment donné il vaut mieux se taire.