Roger‑Edgar Gillet
retour textes de Anne Tronche 1987 article Georges Boudaille, L'œil, octobre 1974
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texte Thérèse parle des années 50

Thérèse aimait écrire : dans l’ouvrage de Gérard Xuriguera : Les années 50 paru aux éditons Arted en 1984 elle décrit avec humour l’ambiance des galeries parisiennes.



La Libération faite, il en reste un grand plaisir. Les barrières des générations pendant plusieurs années vont tomber.

Tout éclate, le serpent a couvé la création. Gillet, sorti de Boulle avec quelques copains, traîne du conservatoire à la cinémathèque en faisant quelques petits métiers et de la figuration, en passant par « Travail et Culture » (1), rue des Beaux-Arts. Bernanos s’assied lourdement à la terrasse du Royal Saint-Germain et bavarde avec ces jeunes loups. Boris Vian est leur copain, Antonin Artaud, leur dérision, leur admiration. Il meurt Artaud, et son enterrement grotesque, la famille et le curé d’un coté, ses amis, menés par Roger Blin de l’autre, n’a comme unité que la boue et la pluie d’un cimetière. Gillet est présent. II est présent aussi lorsque l’Abbé Morel fait sa conférence sur Picasso. Elle dégénère en émeute, les flics courent, tapent. Gillet est à la traîne. La polio est passée par là. Il se retrouve au poste. La Libération n’est donc pas la liberté ?

Les galeries de Paris se couvrent de peinture. Maeght ouvre ses portes à la joie de Mirò, aux rêves de Chagall. Braque y bat la mesure, Picasso envoie ses colombes dans le ciel noir de la guerre froide. Jeanne Bucher expose à Montparnasse Tobey ou Manessier, les peintres américains, les G.I. fraternisent avec les Français. José Corti dans sa boutique bordélique fait découvrir aux jeunes chevelus la poésie et la peinture surréaliste. Un garçon à tête de moujik danse dans les caves, c’est Doucet… Colette Allendy l’exposera dans sa maison de la rue de l’Assomption. Denise René présente l’abstraction froide… Une chaleur s’en dégage : Poliakoff. Une librairie s’ouvre, c’est la Hune.


Drouin nous fait découvrir, place Vendôme, Dubuffet, Wols, les Otages de Fautrier, Brauner, Michaux.

Billet-Caputo deviendra bientôt, la galerie de France avec Myriam Prévost venue de chez Drouin.

Pendant ce temps Maeght a accueilli les « mains éblouies ». Pari sur les jeunes!… puis il soutiendra une galerie rue des Beaux Arts , la Galerie Mai.

C’est donc après 5 ans de vagabondage, de théâtres en cinémas, de musées en galeries, de librairies en coulisses de théâtre, que Gillet va entrer en peinture.

A la Galerie Mai d’abord, où la moyenne d’âge est d’environ vingt-cinq ans, il retrouve Arnal, Kawun, Rezvani, Dmitrienko, Lanzman. Gillet est boiteux, douloureux, sévère. A Janine Bazin qui sort de Berk, il raconte sa polio. André Bazin lui fera partager avec Remo Forlani, sa passion du cinéma.

En 1950, Thérèse et Gillet se marient. Le voilà pour peu de temps décorateur, il dessine des boiseries anciennes le jour, et peint le soir. Les voilà père et mère de famille. Le samedi, ils accrochent Marion au cou d’une Italienne voisine et se promènent dans les galeries.

Ils jouent aux quatre coins dans la Galerie de France où ils peuvent regarder, tranquilles, les Manessier, les Pignon, les Tal Coat, les Estève. Caputo, charmeur, distant, apparaît parfois, moins mystérieux pourtant qu’un Carré, ou qu’un Maeght. A pied, le pont de la Concorde franchi, l’atmosphère change. Les galeries sont petites et mal éclairées, les marchands un peu boutiquiers. L’un caresse son chat, l’autre fait cuire sa soupe. Les vitrines montrent des Juan Gris, des Gleizes, des Tanguy, des Masson, Berggruen en pardessus, présente Paul Klee. Pierre Loeb, son feutre en arrière, montre des Mirò, des Picasso, des Lam, achetés avant-guerre. Il sort des tableaux d’un nommé Mathieu. Confiant, il prend dans sa galerie deux tableaux de Gillet.


A la maison on cohabite plus ou moins avec Maurice Ronet et Maria Pacôme. Ensemble, on va au Lancry voir la copine Tsilla Chelton qui donne la première des Chaises de Ionesco. Les décors sont de Jacques Noël, le copain de Boulle.

On vit dans trois chambres de bonne. Gillet y peint des 120 avec une matière faite de cailloux, de sable, de colle de peau sur de la toile à drap achetée à Prisu. Les châssis viennent des Puces. Il peint de grands oiseaux silencieux, mystiques. Ronet est plus abstrait.

Un curieux couple monte un jour les six étages. Tapié (2) et Facchetti. Gillet pénètre alors dans le monde informel de Michel Tapié, ce débroussailleur, ce découvreur qui oublie ses rendez-vous, ses toiles de Toulouse-Lautrec, ses estampes japonaises.

Facchetti expose pêle-mêle Pollock, Tobey, Fautrier, Sam Francis, Riopelle, Dubuffet, Arnal, Bryen, Capogrossi, Mathieu, Gillet, Michaux, Appel, mélangés à deux doigts de sorcellerie et de psychanalyse.

Quai Voltaire, un grand appartement sur la Seine. Entre un Braque cubiste et le Christ de Salvador Dali, s’entassent les tableaux que Tapié a sélectionnés. C’est la collection de Frua de Angeli.

Sortant du Relais Bisson où souvent il déjeune, Malraux, souvent monte là.
Première rencontre avec Bryen : son aspect, son rire grinçant, son mouchoir humide tortillé autour de son doigt, sa voix nasillarde, son intelligence mordante et cruelle sont fascinants… « quand je suis né, ma mère s’est trompée, elle a jeté le bébé et gardé le placenta… ».

Autres personnages curieux, Simone et Edouard Jaguer. Propriétaires d’une petite fabrique, ils engouffrent toutes leurs économies pour éditer une revue, Phases, et organiser des expositions (3). Chez eux, c’est la république des copains…

Bachelard, Hyppolite, Emmanuel Looten, Prince Igor (alias Igor Troubeskoï) fréquentent aussi les lieux. Ces deux derniers sont présents à Lille, en 1952, chez Marcel Evrard où Gillet et Mathieu accrochent ensemble. Les deux peintres passent à la télévision derrière un montreur de crocodiles.

Un être chauve, énigmatique, photographe, ouvre une galerie rue des Beaux-Arts. John Craven. Il donne ses murs à Gillet pour sa première exposition personnelle. 1953. Un homme genre anglais s’attarde dans la galerie, c’est Raymond Herbet : il ramène Caputo… Un géant sort d’une panhard décapotable, c’est Soulages. Un petit homme roux, habillé d’un grand Loden vert achète une toile et l’embarque presto. John Trouillard. Il fera un travail incroyable en Belgique et y emportera les plus beaux tableaux de Gillet qu’il accrochera à Bruxelles. Le Pop Art jouera les raz-de-marée.

Un autre petit homme, celui-là coiffé d’une casquette de marin viendra plusieurs fois. C’est le début d’une amitié. Charles Estienne (4), la beauté de ses textes, sa sensibilité, rompus par la mort…

A l’époque, tous les lundis on achète Combat. Tour à tour Tapié et Estienne s’y affrontent, s’y attaquent, s’y désarçonnent, frères ennemis pourtant si semblables dans leur passion amoureuse de la peinture. Personne n’a d’argent, mais Estienne a le sens du groupe, de la fête. On mange souvent chez Poussineau. Au soir du Salon d’Octobre, où de vieux critiques vont plus admirer les jeunes femmes que les tableaux, un jeune peintre semble un peu perdu au milieu de tous ces gens qui crient, blaguent, se tutoient : Pierre Alechinsky.

Chez Calatchi, qui vend ou ne vend pas de tapis, tous les soirs, la bande à Charles occupe le terrain, Poliakoff en tête suivi d’Atlan, de Pichette, de Bryen, des Gillet, de Marcelle Loubchansky, de Messagier, d’Huguette Bertrand, de Deyrolle, de Tsingos, d’Arnal. On boit du raki en imaginant des trappes à collectionneurs.

Proposé par Tapié, préfacé par Fautrier, Gillet reçoit le prix Fénéon. 100 000 francs de l’époque, cela s’arrose. Calatchi prête sa cave. Tout le monde s’y retrouve, c’est l’entente cordiale.

Bonnes soirées chez Poliakoff qui sort sa guitare pour accompagner Dina Vierny, bonnes soirées chez Nina Kandinsky qui danse la danse du mouchoir avec Ida Chagall et Franz Meyer, bonnes soirées chez Princesse Fahr-el-Nissa, bonne soirée à l’expo d’Estienne : « Alice au pays des merveilles ».

Les générations sont merveilleusement mélangées. On est jeune peintre à cinquante ans. On est jeune père. Les critiques et les marchands se courbent sous les couches, sous les langes avant d’arriver aux toiles.

Jeager succède à sa tante, Jeanne Bucher. Un autre tout jeune ouvre une galerie au nom bizarre Ariel. Déjà sur ses murs Poliakoff, Doucet, Hartung.

Tapié maintenant pilote Larcade (5) chez les peintres. La Galerie de France expose trois Gillet. Ils obtiendront le prix de la fondation Catherwood. 1955. Roger-Edgar Gillet ira aux USA.


Alors de 1956 à 1960, commencent des années un peu folles. La Galerie de France prend en contrat trois jeunes peintres, Gillet, Maryan, Levee (6). Ils y retrouveront leurs aînés, Pignon, Manessier, Soulages, Hartung, Singier, Zao Wou Ki… La Galerie Ariel s’intéresse à l’œuvre de Gillet. Les galeries s’ouvrent les unes après les autres, Stadler (7), Lucien Durand, Massol, Claude Bernard. Les autres s’agrandissent, font des travaux, le standing change, les valets espagnols servent aux dîners et aux cocktails, et parfois le samedi font du courtage… Les expositions personnelles ou de groupe se succèdent. Un « Art Autre » va de pays en pays. Charles Estienne écrit des préfaces qui sont des poèmes, Max-Pol Fouchet raconte la peinture, Jean Grenier médite sur les peintres. Ceux-ci commencent à se grouper plus par affectivité que par tendance picturale. Les amitiés se nouent, Mihailovitch, Marfaing, Lindström, Maryan, Bitran, Gillet, Doucet, Tabuchi, Corneille, Alechinsky, Rebeyrolle apprennent à se connaître.

Le Salon de Mai est encore le grand salon international. Gillet fait parti du Comité. Il y fera entrer Alechinsky, Messagier, Rebeyrolle, plus tard Adami.

La Galerie Ariel affirme, de plus en plus, sa ligne : une génération autour de 1924: L’âge du marchand Jean Pollak.

1960. C’est le choc pétrolier pour les peintres français. L’arrivée du Pop Art. Des collections se défont, des galeries se noient ou changent de direction. Paris, petit à petit, perd de son prestige. Certains peintres disparaîtront, d’autres voyageront ou s’isoleront.

Pour Gillet le souvenir du regard du fils de Cézanne, dans un tableau vu à New York, le conduira, dans la solitude de la Bretagne durant cinq ans, à faire surgir des personnages.

En 1965, Charles Estienne, dans un texte admirable, citera Gérard de Nerval en début de préface : « C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes… »



Thérèse Gillet.

Paru dans « Les années 50 » Gérard Xuriguera – Edition Arted – 1984 Thérèse Gillet (1929- 2013)



(1) Association ou Gillet rencontre André Bazin, un des fondateurs des cahiers du cinéma.
(2) De 1952 à 1956 Michel Tapié a invité Gillet dans 6 des expositions qu’il a organisées et il a reproduit 3 tableaux dans « Un art autre »  paru en 1952.
(3) S. et E. Jaguer invitent Gillet chez Facchetti en 1954 avec Alechinsky, Bryen, Corneille, Jorn, Matta et à la galerie Creuze en 1955.
(4) Charles Estienne a écrit sur Gillet dés 1953, année ou il l’invite au salon d’octobre, en 1955 Charles Estienne organise «"Alice in Wonderland »; y participent Childs, Corneille, Degottex, Duvillier, Fahr-el-Nissa Zeid, Gillet, Hantaï, Krizek, Loubshansky, Toyen, Tsingos, Paalen.
(5) Larcarde est le fondateur de la galerie Rive Droite , Michel Tapié y a organisé plusieurs expositions en 1954 et 1955, avant de devenir conseiller artistique de la Galerie Stadler , activité qu’il exercera pendant 15 ans.
(6) En 1958 ces 3 artistes ont une exposition commune de gouaches et aquarelles avant d’avoir des expositions personnelles mais dans les jeunes qui rejoignent la galerie de France il y a également Pierre Alechinsky.
(7) Michel Tapié invite pour l’exposition inaugurale 13 artistes dont Gillet, Claire Falkenstein, Jenskins, Serpan, Tapies, Tobey....