Avec le temps, la peinture de Roger-Edgar Gillet est devenue évidente. Prémonitoires, ses visions secrètes dispensent la Vérité. D’un « Art autre » est né son langage, auquel Cobra et l’abstraction lyrique ont apporté leur vocabulaire. Le sien plonge dans une humanité déchue, dans l’attente du salut. Chez le peintre dont les débuts se confondent avec le monde encore vacillant d’après guerre, l’art commence là où s’arrête le savoir faire. Sa formation à l’Ecole Boulle lui fait maîtriser toutes les techniques, mais la peinture se vit sur un autre territoire. De Rembrandt à Goya, il détecte le « peint traditionnel ». La matière picturale, chair de la peinture promise à de futures métamorphoses, se confond avec le limon de la Genèse. Dans l’effervescence qui caractérise l’après-guerre à Paris, il n’échappe pas à l’informel. Ses compositions mythiques des années cinquante sont vite rattrapées par des nus larvés, et son imaginaire fait éclore des formes arrachées au séjour des limbes. Des signes aux turbulences géologiques naît une figuration en filigrane, indissociable de la condition humaine dans son absolu devenir.
Le peintre prend conscience d’un combat qui l’engage tout entier dans la peinture devenue un champ d’investigation offert à la double polarité d’une lisibilité allusive. Bientôt le monde intérieur s’ouvrira sur un expressionnisme incontrôlé, très personnel, dans lequel le geste est investi d’une force initiatique à l’écoute d’un univers face auquel l’art abstrait perd toute sa crédibilité. Le geste réaffirmé de Gillet scelle un rituel mystérieux entre la forme et l’émotion, entre l’homme, le peintre et son destin. Ce qu’il sait avec certitude, c’est le poids charnel, les sonorités puissantes et sourdes, contenus dans la pâte écrasée dans la couleur sous l’assaut du couteau, des pinceaux qui la jugulent avec fougue et justesse jusqu’à une émergence incarnée.
Un étrange théâtre humain prend place. Bigotes et juges, procureur, gens d’église et magistrats épinglés au pilori du ridicule, dame au chapeau et chochotte, philosophe, guerrier, anges déchus ou rachetés, toute une galerie de portraits s’énumèrent. Isolés, en conversation, ils émergent de conflits internes, tant picturaux que mémoriels. De balbutiantes, les germinations matiéristes à la fois médiumniques et prophétiques ont progressé vers un autre réel. La matière se gonfle, se tord, malaxée dans des camaïeux assourdis d’ocres, de terres, de vert et de bleu pour s’éveiller à des éclats lumineux et transgresser la beauté picturale.
Le visible s’est extrait du magma primitif.
Ces personnages fantasmagoriques – grotesques nés simultanément de son regard lucide sur l’homme et d’un moment fugace de son imagination – aux déformations outrancières accentuées par des éclairages violents à l’unisson des passions humaines, accouchent des fonds sans limites. Un univers goyesque – clin d’œil au maître avec le Perroquet de Goya pétri dans des roses et des noirs sublimes – dont il décrypte les tensions cachées. Des brises lames pétrifiées à la frénésie des tempêtes, la nature répond aux sentiments les plus convulsifs. Avec la série des Apôtres, la forme trop longtemps enfouie dans sa mémoire, enfin domptée, se livre dans une pulsion libérée qu’il ne cherche pas à ligaturer. Visage, atrophié, muet, au regard fuyant, masque balayé par les ombres et les lumières virginales, la figure de l’apôtre dans sa folie innocente, transcende la quête profonde de l’homme. Ils sont sortis de La Marche des oubliés, de ce bestiaire humain à la beauté impulsive.
La peinture de Gillet en sort grandie. Plus vivante que jamais. Hors du temps.
© Lydia Harambourg
Correspondant de l’Institut, Académie des beaux-Arts