Roger‑Edgar Gillet
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texte Charles Estienne 1965" Terre d'ombre"

Charles Estienne, « Terre d’ombre, ou la peinture de Gillet » dans R.E.Gillet, catalogue d’exposition, Paris, Galerie Ariel, 1965.



Terre d’ombre, ou la peinture de Gillet.


« C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégage de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme… » On a reconnu, je pense, la voix de Nerval disant, avec ce « frémissement » qui rend inoubliable à tout jamais la première page d’ « Aurélia », les premières approches du pays natal, ou final, des rêves.


Une citation qui n’est pas comme les autres, certes – encore qu’elle rende compte admirablement d’une peinture aussi faite d’ « ombre », aussi spectrale même, dirais- je, que celle de Gillet – mais jamais moins qu’aujourd’hui je n’ai été tenté de faire de la littérature… Les temps s’y prêtent de moins en moins d’ailleurs. En vérité il s’agit de savoir si oui ou non on a encore le droit d’exercer la peinture comme l’art de l’objet intérieur ; si enfin on a le droit de préférer son rêve, non pas même à la vie, mais à tous les objets, et des objets sinistrement extérieurs, par quoi se manifeste ces temps-ci, sous couleur de vie moderne, l’éternelle contrainte sociologique. Et « sociologique », c’est bien sûr du vocabulaire d’aujourd’hui ; mais jamais comme ces temps-ci, je le répète, le poète et l’artiste n’ont été sommés de mettre bas les armes, puis de s’agenouiller, l’heure étant interplanétaire et les sentiments préfabriqués comme les menus des astronautes, devant certaines formes fatales, et j’oserais dire obligatoires, de la vie moderne.


Ce n’est pas que je veuille faire voter les morts, mais je ne m’aventure pas tellement en avançant que Baudelaire, par exemple, n’aurait pas marché. Ni Mallarmé, ni… on peut allonger la liste. Un art d’acquiescement à ce point, qu’on nous promet, qu’on nous fait déjà, quelle revanche pour les philistins de Schumann et les têtes-de-turc bourgeoises de Flaubert, de Manet, et j’en passe. Tout arrive comme si, renversant un mot surréaliste célèbre, les nouveaux riches triomphants de l’art international nous signalaient : « le nouvel objet sera extérieur, ou ne sera pas ». Un diktat comme celui-là, voilà qui risquerait de remettre en question une certaine notion « héroïque » de l’art moderne pour laquelle témoigne tout l’art du vingtième siècle s’il n’était la preuve, une fois de plus, que l’art moderne du type historique que l’on sait est historiquement fini, et que ce qui lui succède n’a plus d’art que le nom, n’étant qu’un art de constat pur et simple, si l’art peut être cela. Alors, que ceux qui ont le « goût » de « cela » prennent leurs responsabilités, au risque évidemment de devoir répéter, avec beaucoup d’autres, et une fois de plus je renverse une autre éclatante formule, célèbre à juste titre : « la fin du monde, du monde intérieur, est attendue d’un moment à l’autre ».


De toutes façons nous ne l’attendrons pas, cette fin, même si nous sommes la minorité, même si… Baudelaire était bien seul chez lui à Paris, Gauguin seul chez lui aux Marquises, Wols seul chez lui dans le rhum, et rien de tout cela n’est évidemment confortable, ni hygiénique, ni social. Et Gillet est bien seul chez lui dans sa peinture, c’est une drogue qui en vaut assurément une autre au regard de l’esprit, et de la liberté de l’esprit. Car ici l’on peint, et on ne s’en cache pas. Et si, idée dans le coin, l’on signale au peintre Gillet que c’est « peint traditionnel », je veux dire suivant une technique et un emploi du matériau, du véhicule – comme on dit – qui ont cours depuis les Flamands, et Rembrandt, et Goya jusqu’à Kokoschka, ou Giacometti, Gillet, ou sa peinture, vous répond : « oui, et après ? » Oui, car c’est bien après le choix du matériau que commence l’aventure. Et avant – avant ce choix, je suggère que l’on n’aie pas de complexes, ou plutôt pas de préjugés, et que l’on choisisse le matériau qui sera le plus propice au jeu entier de l’imagination ; j’entends, que l’on ne s’arrête pas à l’hédonisme superficiel de la trituration de la matière, de l’organisation de la surface – ainsi dit-on, pompeusement – mais que l’on aille jusqu’au plus profond du plaisir qui fait accoucher la matière, cette « Mère » au sens faustien, des images dont elle est grosse éternellement.

Je décris là, bien entendu, une mancie comme toutes les mancies ; et si je dis que la peinture dite de chevalet n’est pas morte, c’est qu’elle m’apparaît comme un procédé d’élection pour faire surgir l’invisible qui dort, informe encore, dans la matière gisante sur la toile, qui est là comme en gésine, très exactement. Il est, paraît-il, plus moderne de juxtaposer des objets bruts, d’usage banal de préférence. Voire. Moderne, après l’usage insolent et merveilleux que Picasso, Schwitters ou Picabia ont fait de ce genre d’exercice, du moderne un peu usagé, non ? La mancie me paraît plus efficace, plus originale, je veux dire d’une plus haute teneur en rêve, qui s’attaque directement à la matière pour la faire avouer, pour la muter. C’est là que l’acte plastique se double à s’y méprendre d’un acte presque alchimique, puisqu’il n’y est pas question de moins que de faire monter l’informe à la forme ; et on entent bien qu’il ne s’agit pas là de formalisme ni de forme préconçue, l’imagination n’est pas un moule à gaufres. C’est là que la peinture à l’huile de type contemporain a sa chance d’ « œuvrer » dans le neuf, le neuf étant peut-être aujourd’hui le retour de certains archétypes, pas toujours rassurants, j’en conviens, ensevelis sous des continents de figuration réaliste et d’abstraction non-figurative. Mais l’abstraction de Gillet n’est pas non figurative et sa figuration n’est pas réaliste. Elle est, cette figuration… pas de terme préfabriqué, au spectateur de voir, et de pratiquer lui aussi sa mancie. En tout état de cause, c’est ainsi que la peinture de Gillet est neuve, et d’aujourd’hui. Je le vois à l’œuvre, dans la solitude impitoyable, dans l’abstraction ironique qui le toisent sous les apparences d’une toile. Pas d’issue à côté, il faut parier, fermer les yeux à tout le reste, donc rêver. « Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine… Se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes ». Certaines sont des « apparitions bizarres », mais j’ai déjà signalé que ce que j’appelle le retour des archétypes n’est pas toujours, ni spécialement, rassurant. L’art que pratique Gillet n’est ni facile – je ne parle pas seulement de problèmes techniques, ici superbement résolus – ni décoratif, ni même expressionniste, malgré certaines apparences. La pudeur créatrice du peintre est ici trop profonde pour lui permettre d’outrer ou de caricaturiser la « bizarrerie » de certaines apparitions. Cela est peint jusqu’à faire du tableau cette solennité rituelle qui est l’une de ses quelques justifications. Et de cela, voyez-vous tellement d’exemples aujourd’hui ?


Charles Estienne,

Paris, Mars 65.