Roger‑Edgar Gillet
retour « Un grand noir souvent… » michel c.thomas 2012 Galerie Guigon Autres Apôtres". Préface de Marion Gillet Guigon. Galerie Guigon. 2009
haut de la page

Souvenirs. Propos de Jean Pollak recueillis par Françoise Monnin 2010 galerie 53

Souvenirs de Roger‑Edgar Gillet par Jean Pollak


En 1955, Roger‑Edgar Gillet a 31ans. Voilà deux ans que ses peintures sont montrées à Paris par les galeristes de l’avant‑garde ; Paul Facchetti, John Craven et Jeanne Bucher notamment. Gillet expose aussi à Lille ; en Italie, à Londres, à Bruxelles et à New York. L’année précédente, il a gagné le Prix Fénéon. En cette année 1955, il remporte le Prix Catherwood. Il expose alors, pour la première fois, à la Galerie Ariel à Paris. Son jeune directeur, Jean Pollak, installé depuis trois ans, sera le marchand et l’ami de l’artiste jusqu’à sa mort, soit cinquante années durant.


Nous étions nés la même année. À sept jours près. Nous fréquentions les mêmes endroits, ceux où l’art était dans l’air. Nous nous croisions chez John Craven, chez Pierre Loeb, chez Colette Allendy. J’y avais vu quelques toiles de Gillet, aussi je me suis lancé. Je lui ai dit que j’avais envie de lui acheter des tableaux. Il avait un atelier Faubourg Saint Honoré, où j’ai pris trois toiles, que j’ai négociées durement, comme tout bon marchand. Des années plus tard, il m’a avoué que ce jour là je lui avais « sauvé la vie », car il n’avait alors « plus un rond ». Notre histoire a commencé comme cela.


Qu’est ce qui vous a intéressé, dans cette peinture, en 1955 ?


Nous vivions alors la pleine euphorie abstraite. Nous pensions tous que plus jamais la peinture ne serait figurative. Pour preuve : quand un jour de 1958 Gillet m’a apporté un tableau - qui est toujours chez moi - représentant un Saint Thomas, je l’ai engueulé comme du poisson pourri. On devinait un visage, avec une bouche grande ouverte. Devenir figuratif ? Cela semblait, à cette époque, de la pure folie. En fait, Gillet était déjà, alors, entrain d’inventer la vraie Nouvelle Figuration. Celle des années 1960.


Gillet a reçu une formation classique. Diplômé de l’École Boulle (1943) et élève de Brianchon à l’École des Arts décoratifs (1944), il a enseigné le dessin à la fameuse Académie Jullian (1946 - 1948). Comment tout cela peut-il mener à l’abstraction ?


Gillet a été un vrai et un excellent peintre abstrait. Tellement excellent qu’il lui arrivait de me dire : « j’en ai marre de faire ce que je sais faire ». Cependant, il menait toujours de nouvelles expériences, notamment en imaginant des matières. Mates et mêlées de sable ici, laquées à force d’huile ailleurs… C’était un chercheur.


Une formation classique solide est-elle la condition d’une bonne peinture abstraite ?


Gillet a même dessiné des médailles. Je ne crois pas à la génération spontanée. Dans la bonne peinture, toujours, on sent la belle culture. Je ne crois pas qu’on puisse faire de la bonne peinture au XXe siècle sans savoir qui est Bruegel, ou Titien. Ce serait grotesque. Gillet et moi avons beaucoup voyagé ensemble, pour visiter des musées, des expositions. Nos préférences évoluaient, au fil des ans. Vermeer et Goya nous ont longtemps tenu en haleine. Un artiste, Piranèse par exemple, pouvait déclencher chez lui un intérêt soudain, qui générait une série de toiles. Jusqu’à épuisement du sujet. Puis, cela pouvait tout aussi bien être un chantier de construction, aux alentours de la ville de Sens où il s’était installé, qui devenait sa source d’inspiration. Il disait que ce chantier lui faisait penser à l’architecture africaine.


« Moi je n’ai aucune imagination, moi je n’ai aucune inspiration, moi je n’ai aucun talent »,a pu dire Gillet. D’où viennent, alors, ses toiles ?


Méfiez-vous des paroles de Gillet, elles sont toutes à prendre au troisième degré. Ce qui est certain, c’est que nous ne parlions pas du mystère de ses toiles. Nous parlions de l’art de Vermeer, de celui de Goya, mais pas de celui de Gillet. Il était un homme très drôle, hors de l’atelier. Jeux de mots, calembours, contrepèteries, machins… Voilà quel était l’essentiel de nos conversations. Il ne me demandait pas mon avis sur sa peinture. Et s’il me l’avait demandé, j’aurais trouvé ça grotesque.
Il y a eu des périodes où, lorsqu’il apportait les toiles, je ne les aimais pas trop. Je me suis à les aimer plus tard. Et il y a eu d’autres périodes, à la fin des années 50 notamment, où j’ai aimé les toiles immédiatement. Et définitivement.


À l’Académie Jullian - il avait alors vingt ans - Gillet passionnait ses élèves - parmi lesquels sa future épouse et la future épouse du peintre Lindström - en leur parlant de psychanalyse et de surréalisme. L’inconscient a sa part dans le monde de Gillet ?


Tout ce qui commence par « psy » me révulse. Parlons plutôt d’humour. Gillet ne ratait jamais une occasion de faire un bon mot. Cela lui a d’ailleurs valu pas mal d’ennemis. À un Salon de Mai, par exemple, durant les années 60, un critique d’art belge, snob mais fameux, s’extasiait devant une œuvre du Japonais Kudo. Le critique a terminé sa tirade par : Hiroshima, mon amour ! Puis, très fier de lui et se tournant vers une toile de Gillet représentant une foule sombre, il a demandé : et cela, c’est quoi ? Gillet lui a répondu : C’est Buchenwald, mon c… ! Il n’avait pas pu s’en empêcher. Le peintre Alechinsky et moi, qui étions présents, sommes restés bouche bée. Et le critique, blême, a tourné les talons. Pourtant, Dieu sait si Gillet n’avait pas une fibre d’antisémitisme. Mais il était comme ça, incapable de résister à un bon mot.


Gillet possédait un esprit libre, qui l’apparentait aux membres du groupe CoBrA. Il devint même - alors qu’il pratiquait le judo - membre du Club Antisportif fondé par Asger Jorn, chef de file des CoBrA.
Gillet a dit « je n’ai jamais fait partie du groupe CoBrA, mais ils font partie de moi ». Quels étaient les points communs entre ces artistes, intellectuellement et, ou, plastiquement ?


À la galerie, Gillet exposait avec Doucet, Corneille, Appel, Jorn, Pedersen, etc., tous, membres de CoBrA. Gillet les aimait beaucoup et comprenait parfaitement l’aventure extraordinaire qui avait été la leur, entre 1947 et 1953. Mais Gillet n’avait aucune fibre cobratiste.
Il ne faut pas oublier que, dans les années 50, il y avait à Paris une vingtaine de galeries en tout. Ceux qui les fréquentaient faisaient donc, tous, partie d’une seule et même bande. Très joyeuse. Lors de mes vernissages, on jouait aux pièces, sur le parquet. Chacun, à une certaine distance du mur du fond, lançait une pièce de un franc. Et il fallait qu’elle arrive le plus près du mur sans le toucher. Celui qui gagnait ramassait toutes les pièces.
Tout était, alors, très simple. Tout se vivait dans un climat de confiance absolu. Sinon, ce n’était pas la peine.


Gillet aimait la fête, la bande. Il a été, par exemple, membre très actif du Salon de Mai, de 1955 à 1970. Il a aussi adoré les conversations, partagées par exemple, à Saint Germain des Près, avec Antonin Artaud, Georges Bernanos ou Boris Vian ; et les débats, tournant parfois en pugilats, pour ou contre Picasso, par exemple… Et encore, les fêtes chez les artistes comme Poliakoff, les critiques comme Charles Estienne, les galeristes…


Nous pouvions être très sérieux quand il le fallait. Mais nous avons eu beaucoup de moments de rigolade. Ce n’était pas une question d’époque, c’était parce que Gillet était Gillet. Avec beaucoup d’autres artistes, il n’y a jamais eu de rigolade. Ou très peu. Trop peu.


Gillet et vous êtes restés deux complices intimes. Au point de fêter, par exemple, vos 50 ans, puis vos 70 ans, ensemble. En organisant des fêtes qui pouvaient durer trois jours et trois nuits. Qu’est-ce qui vous liaient à ce point ?


J’ai connu une belle histoire aussi avec deux autres amis peintres, Marfaing et Debré. Plusieurs autres artistes sont restés chez moi toute leur vie. Nous avions des relations fortes. Avec Bitran, par exemple. Rien n’a été facile, bien sur. Sauf avec Gillet, pour qui les expositions ont tout de suite très bien marché. Et pendant très longtemps. J’ai monté avec lui des expositions prestigieuses. Au Grand Palais par exemple, où j’ai présenté dix toiles qui mesuraient chacune trois mètres sur deux. Elles ont toutes été vendues. Il était vraiment considéré come l’un des grands talents de son époque. Et cela, avant même qu’il entre dans ma galerie. Dès le début des années 50, grâce au critique Michel Tapié, Gillet a par exemple figuré dans la fameuse collection Angelli.


« L’écart de conduite le plus déplaisant auquel il se livre - est-il écrit à propos de Gillet dans le dictionnaire Bénézit - est de passer avec désinvolture de l’abstraction à la figuration, comme s’il ne se rendait pas compte de la gravité d’une telle inconséquence ». Gillet a-t-il jamais peint autre chose que des portraits, des bouquets et des paysages, lorsqu’on regarde attentivement ses toiles dites abstraites ?


Pourquoi faudrait-il toujours expliquer ? Récemment encore, un de mes confrères s’est planté, chez moi, devant un tableau de Gillet. Il m’en a parlé pendant un quart d’heure. « Regardez le jaune de ce jaune ; Quel jaune ! » Etc. Moi, je pense qu’on peut parler des peintres. Mais pas de la peinture.


À la fin des années 60, les toiles de Gillet sont devenues résolument figuratives. Très vite, il a été classé parmi les expressionnistes. Il a expliqué qu’il avait éprouvé « la nécessité de faire apparaître le regard de l’homme ». C’est un autre Gillet qui s’est épanoui alors. Ou plutôt, qui s’est laissé aller, puisqu’il disait : « fondamentalement, je crois qu’on ne change jamais, qu’on poursuit une quête inlassable, qui vous entraine parfois, parfois non « …


Gillet a toujours fait ce qu’il a voulu. Et auprès de ses collectionneurs - à ce moment là, 80% d’entre eux étaient des étrangers - tout est passé « comme une lettre à la poste ». Gillet les désarçonnait, puis très vite ils le suivaient.


Gilet disait : « aboutir à projeter ce qu’on désire sur une toile est un itinéraire fort long ». Avait-il abouti lorsqu’il a disparu, en 2004 ?


C’est vrai, finalement, qu’il disait aussi des choses sérieuses ; et très bien. Mais ce que je retiens de lui, définitivement, c’est qu’il avait les deux qualités qui font un artiste. Premièrement il était sincère. Et deuxièmement, ce qu’il faisait venait de son ventre, pas de sa tête. Un bon peintre doit avoir de l’estomac. Naturellement.


Les propos de Jean Pollak ont été recueillis par Françoise Monnin à Paris, en septembre 2010.