Roger‑Edgar Gillet
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Texte de Michel C.Thomas Septembre 2012

« Un grand noir souvent… »


L’important c’est l’attaque, l’entrée en matière, surtout pour un peintre. Roger-Edgar Gillet dit que sa première émotion de peinture remonte à des balades de gamin, un peu avant l’âge de raison. Il regardait des ouvriers qui goudronnaient les rues de Paris. Un ouvrier agenouillé écrasait avec une grande spatule le goudron qu’un autre - « un grand noir, souvent » - versait devant lui. « Je me rends compte, dit Gillet à Alexis Pelletier, longtemps après, à l’âge de raison + 67 années, je me rends compte que mon émotion était d’ordre pictural, une émotion pour la matière. » L’émotion est ouvrière aussi, nègre en partie, politique, pour tout dire - on le note en passant, mais on pourrait insister… Au nombre des émotions d’ordre pictural et d’âge enfantin, Gillet ajoute la pâte du boulanger, la colle du colleur d’affiche, la pâte à modeler et le beurre sur la tartine. L’émotion est gourmande, joueuse, militante et artisanale. Politique, oui. Et travailleuse, déjà.
On devine que lorsque le temps viendra de faire le métier de peindre Roger-Edgar Gillet ne sera pas regardant sur la quantité, il ne sera pas du genre à plaindre la marchandise, à mégotter, il nourrira abondamment la bête puisque la peinture est une bête très ancienne qui depuis toujours a faim, qui réclame, qui n’est jamais rassasiée.


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Il a dix fois l’âge de raison, ou presque, et du métier. Roger-Edgar Gillet décide de peindre des marines énervées, des tempêtes. On sait bien comment ça commence avec l’océan, par des bruits de bouche, des mouvements de bras, des épaules, du torse puis de tout le corps liquide, écumant, rageur. On dirait qu’il attend, pour entrer en scène,des roulements de tambour, comme au cirque, comme à la Piste aux Étoiles. Roger Lanzac serait le bienvenu. À défaut, Turner, Conrad, Homère ou Victor Hugo diront la geste océane. Alors, il envoie le paquet, il met toute la gomme (pour plus de détail, voyez Turner, Victor Hugo et les autres). À la fin de son numéro, l’océan est comme ces fanfarons qui reviennent en 4x4 d’une battue au sanglier, il compte ses trophées. À Ouessant, tiens, le butin est considérable : L’Atlas, Le Rhio, Le Miranda, L’Olympic Bravery, le Martingus… et des hommes d’équipage par dizaines, des cargaisons de minerai de fer, de charbon, de rhum, de peaux, de blé ou de pétrole. Du Marie Suzanne, seul le chien du capitaine échappe au carnage et regagne l’île à la nage.
Gillet, lui, est dans les parages de Saint-Malo, dans le Golfe, sur la Côte d’Émeraude. Je parierais qu’il est au bistrot. Il regarde la tempête, attablé, à l’abri derrière une vitre. Il a son idée, il boit à petites gorgées du vin blanc ou bien cet alcool fort qu’on sert ici et qui a un nom folklorique.


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La douce Marceline Desbordes-Valmore, que l’on surnommera plus tard Notre-Dame des Pleurs, revient de Guadeloupe. Elle a quinze ou seize ans. L’océan fait sa violence de circonstance. La douce Marceline demande aux matelots de l’attacher solidement dans les haubans pour qu’elle puisse assister sans plainte et sans cri « au spectacle émouvant de la tempête, à la lutte des hommes contre les éléments déchaînés » (oui, on raconte la même légende à propos d’un peintre, je sais, tout le monde le sait).
Gillet est au bistrot. Il a son idée. Elle marine, son idée. Pendant ce temps, nous, on file au Havre. Ça nous éloigne un peu, d’accord, mais on n’aborde pas la peinture sans détours.


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Michelet, La Mer, la scène de l’enfant qui lance des cailloux « à la grande ennemie rugissante ». « J’observais ce duel au Havre, en juillet 1831. Une enfant que j’amenais là en présence de la mer sentit son jeune courage et s’indigna de ces défis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte inégale, à faire sourire, entre la main délicate de la fragile créature et l’épouvantable force qui en tenait si peu compte. »
Roger-Edgar Gillet boit une gorgée, repose son verre, il se gratte la joue à hauteur des favoris. Cette idée d’une « guerre pour guerre » lui plaît. Il veut bien la guerre, mais sur le terrain de son choix, celui de la peinture, avec tout l’attirail, le couteau, la brosse, le pinceau, le papier marouflé, la toile. Il veut bien mesurer le « coefficient d’adversité » (l’expression est de Bachelard) entre soi et le monde, entre soi et l’océan en l’occurrence (le coefficient des marées que la patronne du bistrot a épinglé au mur, près du comptoir, n’en donne qu’une idée très vague, trop régulière, trop prévisible).Guerre pour guerre, il veut bien, mais sur son terrain. La tempête, par nature et tradition, est acheiropoïète, les tempêtes de Gillet sont des images faites de main d’homme, des tempêtes agnostiques, adverses et joueuses, comme les émotions du début. Et puis, ce grand noir qui versait du goudron chaud dans les rues de Paris, il n’allait tout de même pas le jucher en haut d’un mat planté sur un radeau en perdition!



Michel C.Thomas
Septembre 2012