Roger‑Edgar Gillet
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textes de Anne Tronche 1987

Anne Tronche dans R.E. Gillet, Paris, Centre national des arts plastiques, 1987


Dans un tableau intitulé « Le narcissisme de groupe », Gillet fidèle aux tons ambrés diluant l’espace dans une curieuse atmosphère spectrale a rassemblé, selon un cercle qui s’ovalise, de pâles figures, vaguement accroupies. L’espace qui les contient ne décrit pas un site, ne livre pas ses points de référence concrets mais opte fermement pour un état semi-gazeux susceptible d’offrir au pigment le moyen de protester, voire de modifier l’image en train de naître. Cette singulière ambivalence qui frappe tout autant les formes humaines que le lieu qu’elles tentent d’habiter, constitue la clé de voûte d’une œuvre qui, tout en en appelant au principe figuratif, semble constamment le fuir pour déboucher sur un ailleurs vécu comme une évocation paralogique. Tout se passe comme si la main de l’artiste rêvait d’un monde que son va-et-vient s’apprêtait d’effacer. Dans cette jointure des intensités contradictoires on devine à coup sûr un goût pour les visions somnambuliques, celles du moins enclines à dresser des figures en lesquelles coïncident à échelle égale l’absence et la présence.


Dédié à l’archipel de l’insomnie, « le narcissisme de groupe », comme la plupart des œuvres de Gillet, vise à l’indécision et comme à l’exemption mutuelle des genres : abstrait, figuratif, expressionniste. Peut-être faut-il voir dans cette indépendance, où se lit une attitude réfractaire aux diktats des tendances, l’aveu d’un peintre qui, renonçant un jour aux tentations de l’expérience abstraite, s’autorisa à repenser la peinture dans un genre vaguement héroïque. Un genre, où les portraits en pied, les vues architecturales et les scènes de groupe retrouvent indépendamment de tout traitement servile, une nécessité. Au cœur de cet itinéraire qui suit les traces d’un vagabondage de la pensée, il n’est pas indifférent de préciser que l’artiste se livre à demi-masqué, ironique, cruel, blessé, nous disant autant son besoin d’épanchement que son souci de retrait.


Tôt commencée, en 1951, son aventure picturale bénéficia des symétriques rencontres de deux marchands : Pierre Loeb, Paul Facchetti et de deux critiques : Michel Tapié, Charles Estienne. Dans ce sérail des amitiés électives, sa peinture se rapprocha un moment d’une tendance qui, à l’époque, prenait des libertés à l’égard d’une abstraction tenue pour impérieuse et contrôlée. Bien orchestrée dans des tons où parfois une couleur tonique soliloque, elle est si détachée de tout souci de représentation que Michel Tapié la présente, en effet, dans les manifestations consacrées aux « Signifiants de l’Informel ». Ce départ annonciateur de quelques succès à venir aurait pu pousser l’artiste dans la voie de la spécialisation répétitive, où d’autres tardivement ont sombré. L’appellation d’ « informel » le caractérisant approximativement, il fera au contraire évoluer ses compositions vers des organisations plus strictes où certains, tel Jean Grenier, verront des armoiries ou des culs de lampe, d’autres comme George Boudaille, des accouplements d’insectes. En mettant au service de la non-figuration les moyens de la peinture traditionnelle, Gillet s’engageait, dès 1960, dans la voie d’une abstraction poétique, gagnée au désir d’une libre interprétation du visible à la façon d’une migration vers les zones interstitielles entre réel et imaginaire, à la recherche de leurs correspondances secrètes.


Lorsqu’en 1963, il renouera clairement avec l’image, il le fera selon un mode que l’on pourrait juger interrogatif s’il n’était avant tout l’expression de la vulnérabilité des choses. Cela donnera des œuvres bâties sur les correspondances mitoyennes des camaïeux, fermentant des formes qui, à la façon d’un reflet dans un miroir brouillé, affleurent timidement au jour. Suivront des peintures affranchies des subtilités fantômales des couleurs gémellaires mais conservant toute fidélité aux arguments d’une palette assourdie. Des personnages clairement différenciés, bien que saisis par des coups de brosse s’exerçant aussi bien à bâtir un visage à la manière d’un gouffre qu’à sténographier un corps dans un mouvement désarticulé, y seront dorénavant les voies d’accès à une hypothétique connaissance des apparences.


Pris dans l’indécision de pactiser étroitement avec la somptuosité de la matière au point de s’y perdre, et de s’en détacher par un imperceptible besoin de conquête, l’image va se choisir une perspective brisée, se fragmentant dans la diversité des processus de l’ellipse et de la condensation. Un défilé carnavalesque, tout à la fois tragique et bouffon, de personnages que leur apparence invraisemblable voue, cependant, à la vérité va jaillir du corps de la peinture comme autant de tumeurs insolites. Avortons disgracieux quémandant par quelque geste une rapide guérison de leur solitude (Le modèle), nains embarqués dans les extravagances de l’émoi amoureux (Les épousailles des nains), estivants posés sur la plage avec dans le geste le désespoir des peuples de la scoliose et de la famine (le Club Méditerranée) : les vies captées par le pinceau de Gillet ignorent l’accomplissement. Engendrées, elles engendrent à leur tour d’autres sens qui se dénouent dans le labyrinthe déformant d’une ironie aisément critique. Comme s’il leur fallait signer un pacte biologique avec l’espèce, les figures martèlent dans leurs gestes ébauchés, dans leur expressivité hagarde la folie universelle perdue dans le soleil. Posées dans un espace qui n’existe que par les opérations magiques de la matière, elles sont révélées par une clarté que rien ne fait vaciller. Une clarté sans ombres, bizarrement détachée des simples lois de la cosmogonie. L’ôcre, le brun, le vert, le blanc sont leur géographie personnelle. La matière pigmentaire : leur théâtre. S’arrangeant avec les fonds que tourmentent des traces laissées par le balayage concerté du pinceau, elles y établissent une implacable domination. Ce pouvoir ne leur vient en aucun cas d’un réalisme auquel elles sont étrangères mais de leur penchant à ressembler à des douleurs ou à des joies. Une fatalité, qui est celle de l’invention créatrice, décolore en elles les formes dont nos regards sont saturés pour leur préférer le mystère de l’émancipation psychologique. Cela donne une humanité lourde de chair et de rêves, éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt.


L’ellipse d’une tache noire remplaçant sur un visage la courbe d’un œil exagérément enfoncé, le mouvement sinueux d’un beige rosé enfilant des gants d’illusion sur des bras décharnés, l’éclat d’un rouge dessinant l’arc d’une bouche à la façon d’une agonie : autant de notations qui ramènent le traitement de l’anatomie en usage à une technique de l’étonnement et du doute. On peut aisément constater que dans de nombreux tableaux les corps s’évaporent partiellement derrière des masses colorées suggérant des vêtements ou, à défaut, des tas de chiffons soyeux. Non seulement la série des juges dans les prétoires illustre cet argument mais également divers portraits en pied où collerettes, bonnets et autres pièces de l’habillement soustraient les figures à des conditions de vision jugées autoritaires. Cette technique de la dissimulation partielle a pour principal avantage d’augmenter la puissance expressive de ce qui est révélé. Pour récompenser ces parties découvertes de leur bonne tenue, Gillet leur offre le soutien de l’observation satirique. Jambes trop grêles, bras trop sinueux, visages en coupe-vent en appellent à l’imprécation et à la détonation. Comme si le peintre livrait là plus qu’ailleurs les lignes de forces dont il est traversé. Autre méthode pour abandonner les corps à une existence semi-clandestine : le nombre. Traitant d’une foule, Gillet oublie aisément le détail pour ne retenir qu’un moutonnement de silhouettes, de corps brumeux traversés, cependant, d’afflux rebelles et acculant la pensée à faire l’épreuve du corps dans la mémoire. Que les participants aient pour signe commun de porter des bas noirs (« Les bas noirs »), de respirer la bouche ouverte (« Au théâtre ce soir »), de réfléchir le cou rentré, cormorans écrasés par la pensée (« La psychanalyse de groupe »), ce qui les caractérise en premier lieu c’est une malfaçon envahissante qui, inventant probablement des consolations au vide, les fait ressembler aux grains d’une moisson inconnue.


Lorsque le lit est dressé pour y coucher l’ironie inquiète, le motif importe peu. Boudant dans certains cas la figure humaine ou la traitant suffisamment latéralement pour changer de modulation de fréquence, Gillet rivalise parfois avec la lignée dispersée des utopistes en se faisant l’organisateur de villes insensées. Etrangement vides, opiniâtrement étagées, dotées de coupoles, parfois de minarets peu orthodoxes, ces termitières aux ouvertures assombries possèdent, de part leurs couleurs sableuses, la transparence d’un lac avec ses profondeurs. Quelque chose de vaguement miroitant, d’essentiellement blême les agite, comme si l’atmosphère de la lune fut venue s’installer dans ce grand silence avec sa clarté. Lorsque des silhouettes surgissent malgré tout à l’aplomb de ces décors, leur tonalité pareillement minérale les assigne à résidence tout près des berges du sommeil. Dormeurs habités par la vie inquiétante du rêve, leurs formes se perdent, indécises, dans l’espace plus qu’elles ne résistent à son emprise. Chargées de légitimer la perplexité ou de prendre au sérieux l’étonnement, elles proposent indifférentes à la rhétorique de l’image « coup de poing », leur vulnérabilité à l’interrogation fondamentale sur les structures du visible.


« Les yeux seuls sont capable de pousser un cri », cette phrase de René Char placée en exergue d’une composition de Gillet figurant dans un tout récent catalogue, ne signifie aucunement qu’en cette œuvre l’artiste se soit plus spécialement employé à traduire sur les visages un traumatisme de la vue perçu comme un état de conscience. Elle est l’écho d’une certitude touchant l’entre-deux-ordres qui habite souterrainement sa peinture : l’ancien achève de se décomposer, le nouveau n’est pas encore constitué. C’est dans cette zone de haute insécurité que Gillet dessine des figures à mi-chemin de la régression et de la plongée dans l’inconnu. Peintre des territoires intermédiaires, il décline des existences modifiées, frappées de stupeurs catatoniques. Comme si les espaces habités étaient également ceux des zones du cerveau.


Noyant ses paysages dans des pâleurs qui dispersent le souvenir du réel, fluidifiant ses formes pour les soustraire à la tyrannie du linéaire, Gillet s’emploie de toile en toile à expérimenter des systèmes de fuite pour échapper aux sortilèges de l’espace et du temps, vécus comme une catastrophe immense. Réitérant dans ses peintures l’étonnement qu’une nuit succède si rapidement aux émergences du jour, il instaure des précipitations nuageuses dans les formes, invente des collisions de contours, multiplie les agrégats corrosifs de couleurs, inscrit des failles dans les profondeurs de l’image afin que cette alchimie là ne soit que le frottement obstiné sur la corde du langage qui prévienne de l’oubli. Enfin lestées des dansantes impuretés de la terre, les toiles peuvent, sans pour autant étouffer l’énigme d’un rite de passage, pratiquer des éclipses de la raison où s’émiette la réalité : elles ont une profondeur de champ suffisante pour nous convaincre, entre autres choses, que « les yeux seuls sont capables de pousser un cri ».


Anne Tronche